Ne plus aider les autres ? La question est brutale et la réponse demande un peu de subtilité.
D’un côté, les médias diffusent une sur-information larmoyante qui nous invite constamment à nous indigner et à nous apitoyer sur les victimes. Cela crée une société en frénésie compassionnelle tout à fait factice.
De l’autre côté, bombardés d’émotions négatives fortes, nous désespérons de l’avenir (et même du présent) de l’humanité puis n’y prêtons plus attention. Quelle abstraction tous ces morts et attentats quotidiens « balancés » en deux minutes avant le bulletin météo !
Mais si mon prochain vient me demander mon aide, je fais quoi ?
La sensibilité à la souffrance d’autrui
Cette frénésie compassionnelle crée une obligation : on doit être sensible à la souffrance d’autrui, même sans en connaitre ou en comprendre les raisons profondes. Très souvent, nous n’avons aucune possibilité d’interférer sur ces situations.
Cette focalisation sur la dimension émotionnelle et affective est perverse car, pour se protéger, nous nous insensibilisons et nous mettons en retrait émotionnel. Cela risque de devenir une habitude. Or, il y a parfois de véritables drames humains mais tellement dénués de réalité que nous les regardons distraitement. Parfois, on veut bien manifester pour la conscience agréable du « devoir accompli ». Et ensuite ? On se lasse vite et chaque nouveau « drame » chasse aussitôt le précédent.
Il existe heureusement une démarche humaine, ne serait-ce qu’en se détachant de ces « informations » pour éviter cette surexcitation souffreteuse. En préservant nos qualités émotionnelles et cognitives, nous pouvons aller vers les autres, concrètement, et être empathique, sincèrement et humainement.
Nous réalisons que notre prochain n’est pas une entité indéfinie située à des milliers de kilomètres. Qui est-il ? C’est l’autre, tout autre, qui se trouve chez moi (ma famille, mes proches) ou hors de chez moi (les voisins, l’inconnu dans la rue, le collègue de bureau, etc).
Que pouvons-nous faire pour les autres ?
Quand ce prochain est en souffrance, il ne s’agit pas de pleurer avec lui : en étant une éponge à émotions, on n’arrange rien et on se charge d’un poids qui n’est pas le notre.
Il ne s’agit pas non plus de faire à sa place pour que tout aille mieux car on l’infantilise ou même, on établit une relation de domination : « Moi, je sais ce qui est bon pour toi, je sais ce qu’il faut faire ». C’est une prise de pouvoir.
Ce n‘est pas enfin le laisser se débrouiller en attendant que les dieux lui soient cléments : « Je ne peux rien faire, c’est ton karma ; sois-en responsable et assume ».
Le mieux que l’on puisse faire pour cet autre, c’est d’abord d’accueillir ce qu’il ressent et de lui offrir une présence.
Nos relations existent dans des échanges, pour apprendre des autres et pour leur apprendre, pour recevoir d’eux et pour leur donner, pour comprendre que nous faisons partie d’un tout et que nous pouvons avancer ensemble. C’est valable autant avec notre enfant qu’avec notre collègue de bureau.
Il nous faut alors être en disponibilité de temps, de cœur, d’esprit et d’émotions. Si nous ne nous aimons pas, si nos besoins essentiels ne sont pas satisfaits, si nous n’avons pas d’estime pour nous-mêmes, que pouvons nous offrir ? Si nous ne nous sommes rien donné, il est difficile d’offrir quoi que ce soit ou même de comprendre que l’autre ait besoin de quelque chose.
Pour avoir l’impression que l’on s’enrichit quand on donne, il faut avoir l’habitude de donner et cela commence par soi-même. Si on ne s’aime pas, comment alors donner de l’amour aux autres ?
Ce que nous avons à donner aux autres, ce n’est pas les prendre en charge ou faire des choses pour eux mais être d’abord dans l’accueil. Et face à quelqu’un en souffrance, c’est d’abord accueillir cette souffrance et essayer de la comprendre.
Le problème du Sauveur
Un psychologue américain, le Dr. Stephen Karpman a mis en exergue en 1968 un mode de fonctionnement relationnel appelé triangle dramatique et qui illustre des jeux de pouvoir. L’intérêt en est, quand une relation est régulièrement conflictuelle, de se demander si on n’y est pas entré.
Sans l’expliciter ici en détail, rappelons juste qu’il implique trois rôles différents intimement liés ; le changement de comportement d’un d’entre eux a un impact sur les autres et que chaque rôle apporte l’illusion de certains avantages :
- Le Persécuteur (ou Bourreau) : c’est l’agresseur (personne, événement ou situation donnée). Généralement perçu comme négatif, il peut parfois être un innovateur, un initiateur. Ce rôle donne du pouvoir.
- La Victime : elle subit l’agression du persécuteur. Ce rôle permet d’attirer l’attention des autres.
- Le Sauveur : rôle de protecteur qui donne une image positive de soi mais il peut contribuer à renforcer la dynamique du triangle dramatique. « Les gens ont toujours tendance à vouloir aider les autres, uniquement pour se sentir meilleurs qu’ils ne sont en réalité. » selon Paulo Coelho. (On peut enlever le « toujours » de cette citation et remplaçons le par un « parfois »pour lui ôter son aspect méprisant).
Chaque rôle peut servir à manipuler, consciemment ou pas.
Intéressons nous au Sauveur qui, s’il a son utilité, peut infantiliser et mettre l’autre en dépendance en volant à son secours sans même lui demander. Parfois, il donne en espérant recevoir en retour (sorte de persécuteur déguisé). « Les gens vous font toujours payer les services qu’on leur rend » disait l’écrivain Céline.
Comment se pose sa problématique ? Il est convaincu qu’il est indispensable d’agir pour que les autres aillent mieux et que donc il agit pour leur bien mais du coup, il risque d’en mépriser les vrais besoins.
En conséquence, il fait à la place, il donne des « bons » conseils, il projette sur les autres ce qu’il estime être bien pour lui. Mais, est-ce que c’est bien pour l’autre aussi ? Les besoins de chacun sont-ils les mêmes ?
Le risque apparait : l’autre n’ayant rien demandé et le conseil (ou l’action) ne correspondant pas à ce qu’il souhaite, il peut refuser ce qu’on lui offre ou ne pas en tenir compte. Alors, le Sauveur en « remet une couche » pour contraindre la Victime et le voilà qui se transforme en Persécuteur ! Ou bien la Victime se rebiffe, reprochant qu’on se mêle ainsi de ses affaires et devenant du coup le Persécuteur du Sauveur, qui en devient alors sa Victime. Pas génial comme « sauvetage »….
Que doit faire un Sauveur ?
La question initiale revient : faut-il ne plus aider les autres ? Non, bien sur. Mais que faut-il pour éviter la problématique ci-dessus ? Il suffit de vérifier que les 4 conditions suivantes sont remplies :
- m’a-t-on explicitement demandé mon aide ?
- ai-je l’envie, les compétences et les moyens pour intervenir ?
- le demandeur est-il prêt à se prendre en charge lui-même ou va-t-il me refiler son fardeau ?
- quels sont les critères qui me permettront de juger quand ma mission d’aide est accomplie
Le point n° 1, que l’on peut oublier, est aussi le plus essentiel….
Bien évidemment, en cas d’urgence – mais d’urgence seulement – on agit sans se questionner. Si quelqu’un dort dans une maison en feu, on agit immédiatement sans attendre qu’il ait explicitement demandé de le sauver !
On voit donc que faire vivre une société dans laquelle le rapport à l’humain a du sens est tout à fait possible dès lors que l’on évite les écueils suivants :
- S’enliser dans la frénésie compassionnelle qui nous est quotidiennement servie et ne sert à rien, sauf à user notre émotivité, notre affectivité et notre réactivité
- Se désintéresser de tout ce qui arrive aux autres en se disant qu’on n’y peut rien ou en ne ressentant plus rien
- Prendre en charge toute personne en difficulté et faire à sa place. C’est là qu’il convient de se rappeler ce proverbe chinois, parfois attribué à Confucius et si souvent mentionné : « Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson. »
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