Bien que parfois qualifié d‘obscur, Héraclite est d’une étonnante modernité ! Ce philosophe de la fin du VIe siècle avant notre ère considérait que tout est mouvement ; il n’y a rien hors du mouvement.
Sa formule célèbre « Panta rhei » (« Tout s’écoule ») montre que toute chose change perpétuellement. Même celles que nous pensons stables suivent ce mouvement inlassable. Il est en ce sens le philosophe du mouvement. « Rien n’est permanent, sauf le changement » ajoutait-il.
La seule chose qui ne change pas, c’est donc le changement ! Qu’est-ce que cela induit ?
Une philosophie du devenir
Si Aristote considère qu’il existe plusieurs sortes de mouvement, comme autant de modes d’être, Héraclite voit dans le mouvement une constante au sein d’une diversité. Tous les êtres diffèrent mais il est une chose au moins qui leur est commune et qui demeure identique, c’est le mouvement. Il en résulte que tout est en perpétuel devenir et que rien ne peut se fonder sur la stabilité.
Le monde n’est pas fixe ; il ne cesse de se projeter. Il est soumis à des forces et des tensions qui lui confèrent un dynamisme, d’où ce mouvement permanent. Voilà une pensée bien différente de celle de Parménide qui pense le monde fixe et immuable ou d’Empédocle qui voit aussi le monde avec des principes stables et établis.
Héraclite, dans un autre aphorisme, déclare « le soleil est nouveau chaque jour ». Cela n’a rien de banal puisque cela signifie que rien n’est permanent et que, comme le soleil, nos pensées et notre état d’esprit ne cessent de changer avec le temps qui passe. Quelle est la couleur de notre pensée en cet instant ? Quelle était-elle hier ? Chaque instant se constitue de quelque chose qui n’existait pas encore et préfigure une « nouvelle nouveauté ».
Cela signifie également que toute chose, tout objet, animé ou pas, subit nécessairement des changements, des modifications. C’est une évidence pour ce qui est purement matériel : un objet en fer se rouille, un morceau de bois se dessèche puis pourrit, l’eau s’évapore, etc.
De même pour une technologie. Que l’on songe aux évolutions d’objets aujourd’hui usuels comme le téléphone, la voiture, l’ordinateur ; tout ce qui est une nouveauté et devant laquelle nous nous extasions est appelée à devenir ancien, démodé, inutile car remplacé par une autre « nouveauté ».
De même également pour des êtres vivants : une plante, un animal, un être humain croit puis, après son apogée, décroit et disparait en se transformant en autre chose.
De même enfin pour une pensée, une croyance, une civilisation. Que l’on s’interroge par exemple sur la disparition d’anciennes religions comme ce fut le cas en Mésopotamie, en Egypte ou Grèce antiques pour se demander ce qu’il en sera des religions actuelles dans quelques siècles ou quelques millénaires ou encore de la conception que l’on aura de Dieu. Cette conception elle-même a évolué et évoluera.
Ce n’est que la vitesse qui change, pour nous observateur ; c’est parfois brutal, parfois infiniment lent. Chacun a son rythme mais tous suivent le même processus. Comment dès lors vouloir une permanence, celle-ci étant impossible ? C’est cependant ce que nous faisons régulièrement quand nous désirons qu’un bonheur ne cesse jamais ou qu’un amour dure éternellement ou qu’un quelconque système politique, religieux ou autre demeure immuable.
Par souci de sécurité, nous aimons nous accrocher au fixisme alors que c’est l’évolutionnisme qui gouverne tout. D’où des risques de désappointement ou désillusion.
L’écoulement du fleuve
On peut dire que lorsque Darwin parlait du processus d’évolution, il indiquait en cela l’impermanence de toute forme. Il suffit d’être un observateur attentif pour constater combien c’est une évidence. La forme change, le contenu change. Un autre aphorisme célèbre d‘Héraclite le spécifie : « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve » : l’eau dans laquelle on est entré la première fois s’en est allée et ce n’est plus la même lorsqu’on y entre une seconde fois.
Notre perception globale nous berce d’illusion ; de par la dénomination que nous donnons à tel fleuve, nous voulons lui conférer une unité mais en réalité, nous partageons une nouveauté à chaque instant. Ce que nous percevons, c’est un ensemble mais dans son contenu même, le changement s’opère à chaque instant qui passe.
Le fonctionnement de l’univers obéit au même principe et les théories de la physique actuelle tiennent le même postulat : la matière est constituée de molécules incessamment en mouvement bien que cela puisse échapper à notre perception. Que l’on soit dans l’infiniment grand ou l’infiniment petit, c’est le même combat !
Remplaçons maintenant le mot « fleuve » par celui de « relation » que nous entretenons avec quelqu’un. Dès lors que nous interagissons – et même sans rien faire, nous avons une action -, cela crée un changement autant dans la relation actuelle que sur nous-mêmes.
Ou bien, pensons à ce que nous désignons quand nous disons « Je » ou « Moi ». Que devient la réalité que nous conférons à ce « moi » dès lors que nous prenons conscience de son instabilité permanente, de son évolution sans cesse en action ? Bien qu’ils vécurent à la même époque, Bouddha et Héraclite n’ont semble-t-il jamais eu connaissance des pensées de l’autre. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont exprimé cette même idée de l’impermanence de toute chose.
Des contraires qui s’harmonisent
Dans le même ordre d’idée, qu’est-ce qu’une pensée créatrice ? Elle ne peut l’être que si elle quitte le monde des idées déjà établies mais devenues obsolètes ou inadéquates pour s’orienter vers un autre devenir. Par exemple, fusion de deux idées anciennes pour en créer une nouvelle. La nouveauté résulte alors d’un agencement inédit. C’est au demeurant le principe même de la coopération.
Imaginons qu’un état B, conséquence de la modification d’un état A juste préalable en soit le contraire mais que nous continuions à percevoir une unité, nous constatons alors que les contraires ne s’excluent pas mais qu’ils s’appellent et même se conditionnent l’un l’autre. Ce n’est pas pour rien qu’Héraclite fut surnommé « Le Lao-Tseu grec » tant leur pensée sur ce point se chevauchent à l’identique. Ce n’est pas pour rien non plus que Nietzsche fut impressionné par sa pensée, lui qui demandait à ce que l’on devienne ce que l’on est.
Tout n’existe que par son contraire et grâce à son contraire. Ce qui existe et ce qui permet la pluralité est bien ce conflit des contraires. Conflit non pas dans le sens d’une opposition exclusive mais dans celui d’une complémentarité créatrice. Qui dès lors devient le principe de l’harmonie et du devenir de l’univers.
Pour Héraclite, la sagesse consiste à comprendre que le réel est mouvement et que tout, en réalité, se situe dans un perpétuel devenir. Quand nous comprenons cela et réalisons que nous participons ainsi à ce vaste mouvement, alors nous nous approchons de l’Unité.
Il se peut que la vie soit « un long fleuve tranquille ». Quoique….. Il n’en demeure pas moins qu’elle s’écoule encore et toujours. Sauf à ce que la notion même de « vie » disparaisse un jour. En quoi se transformerait-elle alors ? Par quoi pourrait-elle être remplacée ? Car, si Héraclite dit vrai, elle sera elle-aussi sujette au principe du changement. En permanence.
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