En janvier 1759 paraissait le « Candide » de Voltaire, immense succès littéraire français et dont la conclusion n’en est pas moins célèbre : « Il faut cultiver notre jardin ». Phrase énigmatique, s’il en est, en dépit de toute sa simplicité, et à laquelle plusieurs interprétations on été proposées.
Quelle culture et surtout, quel jardin ?
Que signifie cela ? Est-ce un adage de jardinier ? Un contre-argument à l’optimisme leibnizien en considérant que l’homme peut – et doit – œuvrer à améliorer sa condition ? Une ode à un mode vie épicurien ? Une référence à la Genèse et à Adam qui fut « mit hors du jardin de volupté, afin qu’il cultivât la terre » ?
Et le jardin ? Désigne-t-il, sous un forme allégorique, notre moi intérieur auquel cas la formule voltairienne est un manifeste de développement personnel ? Ou encore une sorte de morale sociale : travaillons pour être heureux ? Ou bien représente-t-il la terre, le monde et on est alors face à une invitation humaniste d’aider nos semblables à cultiver leurs jardins pour un monde meilleur ou face à un encouragement écologiste de préserver cette planète et la faire fructifier de la meilleure manière possible ? On peut en effet s’arrêter sur ce point : Il n’est pas dit « son »jardin où le possessif singulier engendrerait une propriété personnelle mais « notre » jardin, ce qui implique une dimension plus communautaire.
Mais nous pourrions tout aussi autant prendre le « il faut » pour un « nous devons » et cette exhortation, bien que formulée au pluriel, s’adresserait en définitive à chacun d’entre nous, individuellement.
Il est intéressant de constater que cette phrase, d’une simplicité inouïe, engendre en la replaçant dans son contexte toute une analyse exégétique, chaque commentateur supposant avoir déterminé le meilleur sens.
Quelques sens, parmi d’autres….
Que voulait donc dire Voltaire ? Dans son « Candide », il a abondamment raillé Pangloss, partisan zélé du providentialisme de Leibnitz. Pragmatique, Voltaire contredit cette idée, considérant que l’humanité ferait mieux de s’occuper des activités qui sont les siennes au lieu de gloser sur des concepts ou des abstractions. A son précepteur qui lui déclara que « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles », Candide répondit : « Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin. »
Quant à Martin, son compagnon de voyage, la chose est entendue : « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. » Pour être heureux, il faut donc savoir que le bonheur est relatif et, sans trop se poser de questions, le chercher dans un travail qui nous satisfait. Inutile de s’aventurer dans de grands discours ou concepts ou l’étude de diverses doctrines, œuvrons simplement et n’abusons pas des facultés offertes par nos neurones !
Martin, cependant, ne demande pas à stopper toute réflexion. Il semble davantage privilégier un esprit relativement vierge, c’est-à-dire sans idées prédéterminées sur tout ni encombré de théories multiples pour s’orienter vers des actions simples et des joies simples tendant à entretenir son propre bonheur.
Ne pas se poser trop de questions peut également recouvrir celles qui saperaient notre moral en nous démontrant la vacuité (ou la vanité) des choses. Par exemple : est-ce que cela est utile ? Tout dépend du point de vue. Dans une vision « court-termiste », la réponse peut-être positive mais à une plus grande échelle, cela est moins évident : au regard de l’évolution de l’Humanité ou de celle de l’Univers, est-ce que « ça en vaut la peine » ? Qu’en restera-t-il dans une poignée de siècles ? A raisonner ainsi, on pourrait arriver à répondre « à quoi bon ? » pour chacune des activités que nous entreprendrions. Vision plutôt nihiliste et assurément insatisfaisante.
Si, enfin, nous privilégions le sens allégorique du jardin, et que nous le définissons par nos qualités personnelles et nos talents, alors le cultiver revient à les entretenir, les développer et les perfectionner. Nous actualisons ainsi nos potentiels et œuvrons dans le sens d’une croissance personnelle. Selon la formule kantienne, nous apprenons à nous servir de notre propre entendement. Dans une acception plus moderne, nous contribuons à accroitre notre intelligence et notre savoir-faire pour un meilleur épanouissement. Plus encore, nous développons peu à peu notre savoir-être ; nous nous acheminons ainsi vers plus de liberté de pensée et pouvons de fait augmenter notre démarche spirituelle.
Nos souvenirs scolaires nous rappellent que bien souvent, nous ne voyions dans l’assertion de Candide que cette explication : faisons ce que nous pouvons, du mieux que nous pouvons. Pour simple qu’elle soit, cette interprétation est loin d’être simpliste. C’est en fait la morale du Colibri que Pierre Rabhi a intelligemment développée : chacun d’entre nous à sa part à accomplir, à la mesure de ses moyens, et sa contribution à apporter au monde. Cela reprend les accords toltèques de Don Miguel Ruiz et en quelque sorte, l’un des axes du jaïnisme, la plus vieille des religions.
Un pas plus loin et nous considérons alors que si nous devons cultiver notre jardin, il se pourrait bien que notre jardin nous « cultive » aussi. Si nous partons du principe que nous recevons ce que nous donnons et qu’un bienfait dès lors n’est jamais perdu, cultiver son jardin devient une manière d’apprendre à vivre avec les autres et à développer une réciprocité enrichissante. Ou bien, nous pouvons partir du principe que ce que nous créons, réalisons, expérimentons nous permet d’apprendre et que, plus nous cultivons ce jardin, plus nous acquérons de la connaissance et/ou de la conscience.
Au pied de mon arbre
J’ai voulu reprendre la phrase de Candide au pied de la lettre. J’ai quitté Paris pour me retrouver au plus près de la nature et mon jardin possède cet immense avantage de n’être quasiment pas planté : une grande prairie où il y a tout à créer. Cultiver son jardin est donc à prendre ici au sens premier ! Et rien n’est plus jouissif que de reprendre le rythme du temps, des saisons et de la terre pour façonner peu à peu, dans une délicieuse lenteur ce que mon imagination projette comme résultat à atteindre dans cinq ans, dans dix ans ou plus. Nous le savons bien : les trois qualités premières d’un jardinier sont l’observation, l’humilité et la patience. Nul ne peut faire croitre une plante plus rapidement en tirant sur ses feuilles !
Chacun me demande évidemment si j’ai fait un potager. Non mais cela viendra car avant cet aspect utilitaire et alimentaire d’un jardin, je veux d’abord créer l’harmonie que je souhaite. Tout ce que je plante, arbres ou arbustes, répond d’abord à un critère impératif : est-ce utile pour la faune environnante au premier plan desquels se situe la gent ailée. Il s’agit donc pour l’essentiel de plantes dites « sauvages » qui, à mes yeux, ont une réelle beauté. Je plante ainsi des boutures glanées au gré des promenades et quand je mets en terre ces petits bouts de branches qui deviendront un jour, sous les actions conjuguées du soleil, de la pluie, du froid, de la terre et des soins que je prodigue un morceau de forêt, je repense à Candide. Sous deux aspects principaux.
D’abord, en termes de méditation. J’ai coutume de dire combien il est émouvant de voir pousser un brin d’herbe, une brindille. Tout le vivant est là et alentour. Le vivant, que l’on ne sait décrire avec précision (les scientifiques, les théologiens, les philosophes en ayant chacun leur propre définition) est là, présent, palpable. On ne sait pas définir le vivant et pourtant, il est présent ! Cultiver son jardin est déjà une manière de saisir cette fragilité qui ne demande qu’à éclore.
Ensuite, et corrélativement, c’est à Schopenhauer que je songe. L’émotion ressentie se double d’un étonnement sans cesse renouvelé : quel est donc ce vouloir-vivre qui anime chaque être vivant, hommes, animaux et plantes ? La vie n’a-t-elle d’autre finalité que de se perpétuer ? De même, il est étrange de constater combien la vie a besoin de la mort pour exister. La fameuse chaine alimentaire en est un exemple parlant. Dans ce système de relation, chaque être se déploie grâce à celui qui le précède. Une sorte d’éternel retour aurait dit Nietzsche. Souvent, c’est l’homme seul qui peut briser ce cycle indispensable à l’éclosion du vivant.
L’étrangeté du vouloir-vivre
J’ai souvenir, il y a bien longtemps, de mettre arrêté un jour brulant du mois d’aout dans une rue de Paris. Sur le bitume surchauffé du trottoir, sans la moindre ombre pour se protéger d’un soleil virulent, un brin d’herbe d’un vert éclatant se dressait fièrement. Dans un mélange de stupéfaction et d’admiration, ce fut là, en ce milieu apparemment hostile à toute forme de vie végétale que je saisis l’incroyable puissance de cet étonnant vouloir-vivre. Quelle était donc cette force qui poussait ce brin d’herbe isolé à vouloir croitre ?
Si l’on étend cette interrogation au monde animal et humain, quel est donc le pourquoi de cette volonté de vivre quand, dans certaines situations, tout l’environnement parait aussi défavorable ou même nuisible ? Ce pourquoi est d’autant plus troublant que tout connait le même cycle : naissance, croissance, acmé, déclin et disparition ou transformation. Vivre « malgré tout cela » alors qu’au terme, la mort reprendra ses droits et qui plus est, sans que l’on ne sache jamais quand et comment interviendra ce terme. Quelle est donc cette puissance qui pousse tout être vivant à s’accrocher indéracinablement à son existence, quand bien même celle-ci ne lui apporte que maux et souffrances ?
Voilà en quoi, de questionnements en interrogations, cultiver son jardin a, pour moi, une résonance particulière qui débouche sur le sens de ma vie puis sur le sens de la vie et enfin, sur le sens du Sens. Toute cela est une autre histoire que je raconterai peut être, plus tard.
Je cesse là ces quelques lignes sur autre étonnement (non le dernier !) : Voltaire, avec une phrase aussi simple, arrive à emmener la réflexion vers des questions métaphysiques. Martin, qui apparait à certains égards comme le pessimiste de l’histoire, avait-il raison en demandant de ne pas trop se poser de questions ? Ou bien l’étonnement est-il une condition indispensable pour réfléchir à ce que nous sommes ? Et à chercher à comprendre pourquoi nous sommes en vie ?
En bon lecteur voltairien, je laisserai la parole à Leibniz pour la question finale : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
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