Baudelaire est un poète extraordinaire que l’on ne finit jamais de découvrir. Ce qu’il y a de plus original dans sa poésie, c’est bien davantage qu’une création technique. Il a en effet peu innové dans la forme mais a été un précurseur dans l’esthétique et dans la manière de « dire ».
L’originalité de sa poésie, c’est un élément subtil : communiquer un état émotionnel et plus encore, un état de sensibilité en créant des liens : à l’horizontal entre nos sens pour en créer en vertical entre le monde du bas et le monde supérieur.
Une esthétique réactionnaire
Au lieu de dessiner clairement pour décrire avec précision un objet ou de se lancer dans le développement d’une idée ou d’un concept, le poète va plutôt agir comme un impressionniste ou même un pointilliste : par petites touches, toutes en finesse et préfigure ainsi le symbolisme qui trouve donc son origine en 1858 dans Les Fleurs du mal.
Il agit en réaction contre les romantiques, d’abord, en invitant à chercher en soi une manière de sentir moins « théâtrale » et plus authentique, en percevant des analogies, des « correspondances » entre le monde sensible et le monde subtil, entre le monde matériel et le monde spirituel. Il se différencie ainsi des excès lyriques et sentimentaux du Romantisme.
Contre les parnassiens ensuite dont il rejette les théories de « l’art pour l’art » qui, si elles valorisent la retenue, se caractérisent aussi par l’impersonnalité. L’extrême rigueur, tant dans la syntaxe et la métrique que dans l’emploi du vocabulaire présente le risque d’aboutir à une grande froideur, voire à un dessèchement.
Contre le réalisme, enfin, qui était lui-même une réaction contre le sentimentalisme romantique mais se retrouve à donner une représentation du quotidien, même dans sa banalité, qui soit la plus objective possible, comme une photographie fidèle de la réalité. Or, Baudelaire donne la préférence à son imaginaire.
Du bon usage de la suggestion
Pour cela, il va user de la suggestion. De quoi s’agit-il ? Victor Hugo donnait cette définition : « La suggestion consiste à faire dans l’esprit des autres une petite incision où l’on met une idée à soi. ». C’est bien ainsi que Baudelaire va opérer, lui qui affirmait « C’est le propre des œuvres vraiment artistiques d’être une source inépuisable de suggestions »
Au lieu de décrire froidement, il va insinuer. Au lieu de détailler, il laisse apparaitre ce qui pourrait être. Au lieu d’exprimer sans détour, il laisse naitre chez le lecteur un monde de sensations. A l’instar de la musique, il ne discourt pas ni ne cherche à convaincre mais agit sur la sensibilité. Il fait en sorte que celle du lecteur se rapproche de la sienne et s’y accorde. La musique agit sans les mots, Baudelaire agit avec des suggestions. Il nous entraine dans un climat, dans une atmosphère, dans un monde de ressentis qu’il nous amène à partager et finalement, c’est diablement convaincant !
Pour cela, il va s’appuyer la « théorie des correspondances », mot qui sera le titre de l’un de ses poèmes le plus riche et le plus envoutant et sans doute le plus éclairant quant à ces analogies. Il se trouve que cette théorie est à la mode dans les milieux romantiques après que Swedenborg l’ait établie, considérant qu’il y a interpénétration entre monde spirituel et monde naturel, rendant ainsi très floue la limite entre les deux.
Les correspondances
Baudelaire s’inspire de Swedenborg et de quelques autres, estimant que les artistes (et au premier desquels les poètes) peuvent seuls découvrir le sens des analogies et naviguer ainsi du monde des idées vers celui des perceptions et réciproquement.
Au plan artistique, le risque d’une telle théorie est de s’aventurer dans des spéculations hasardeuses ou naïves. Baudelaire évite cela en ne calquant pas toute cette théorie sur sa poésie mais en limitant sa pratique au monde des sensations et en déclinant le jeu qu’elles opèrent entre elles de manière verticale et horizontale.
En verticalité, il s’agit de la communication, voire de la communion entre le monde d’ici bas, matériel, sensible et visible et le monde de l’Idéal, spirituel, subtil et invisible. Ainsi, quand il évoque la nature, il écrit que « L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers ». L’homme reçoit ce qui est adressé par la nature, le tout s’établissant dans une relation bienveillante. Ces symboles sont présents dans la réalité. Encore faut-il les percevoir et savoir les déchiffrer. Le poète seul sait le faire et il accède ainsi au monde de l’Idéal ou, à minima, il l’entrevoit.
En horizontalité, la correspondance concerne l’unité du monde qui nous entoure, en dépit du désordre que l’on y décèle. Mais ce désordre ou ce chaos n’est qu’apparence. Ce qui est, en réalité, c’est l’unité de tout. Cette unité se traduit par la fusion de tous les sens : « Comme de longs échos qui de loin se confondent(…) Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Fidèle à la théorie des correspondances, Baudelaire nous entraine ici dans une véritable synesthésie, l’association de deux ou plusieurs sens, illustrée notamment par les deux tercets. En mobilisant tous ses sens dans une véritable synergie, l’homme peut comprendre les symboles qui lui sont envoyés par la nature et cela lui permet alors d’accéder au monde supérieur, celui du spirituel.
Sans jamais le mentionner, Baudelaire décline les idées exposées par Platon dans le mythe de la caverne : nous ne voyons généralement du monde sensible, c’est-à-dire de la réalité qui nous entoure, que les apparences. Or, celles-ci ne sont qu’un pauvre reflet d’un monde invisible, un idéal. A nous de voir et de déchiffrer les symboles de ce monde sensible pour saisir le monde de l’invisible. Mais le symbolisme de Platon est philosophique, intellectuel tandis que celui de Baudelaire s’appuie sur un sensualisme subtil dans un échange entre diverses sensations qui, en définitive, touche notre entière sensibilité.
Si « Correspondances » est le poème fondateur de la poétique baudelairienne, ce symbolisme se trouve dans nombre des autres poèmes composant les Fleurs du mal où, à chaque fois, des images apparaissent, grâce souvent à des épithètes permettant une évocation délicate par touches.
C’est pour cela que lire (et relire) ce recueil est passionnant et enthousiasmant : il dit infiniment plus qu’il ne semble exprimer de prime abord ; par ses suggestions, il tente de dire l’indicible.
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