La fragilité de nos attachements
La Deuxième Noble Vérité exposée par Bouddha est : « dukkha samudaya ariya sacca », c’est-à-dire : la cause de la souffrance est l’attachement.
Ce qui engendre souffrance est l’ignorance et surtout le désir, l’avidité, la cupidité, la soif (soif des plaisirs des sens, soif de l’existence et du devenir et soif de la non-existence). L’attachement n’est pas la cause première ni l’unique cause de la souffrance mais elle en est la principale, la plus répandue.
Cette soif, c’est le désir et l’attachement. C’est celle des sens, de la jouissance mais aussi celle du pouvoir, de la puissance, de la richesse (richesse en tant que volonté presque maladive de possession et qui traduit en fait une bien triste pauvreté de soi). C’est suivre nos pulsions, sans frein ni discernement, parce qu’on en a envie, parce qu’on le veut, le désire. C’est aller à la jouissance directement sans recul ni réflexion, c’est confondre la liberté et le fait de donner libre cours à ses caprices du moment. C’est positionner le « je veux » comme un impératif à satisfaire immédiatement. Force est de constater qu’au-delà de la satisfaction du plaisir immédiat, on n’en est pas nécessairement plus heureux.
Il ne s’agit nullement de bouder tout plaisir mais de constater que lorsqu’il est dirigé de manière purement égoïste, égotique et auto-centrée, il ne débouche pas sur quelque chose de vraiment épanouissant, loin s’en faut. Tout ce qui a la possibilité d’apparaître à un moment donné porte en lui la possibilité de disparaître à un autre moment. Chaque présence porte en elle-même son absence. Ephémère, impermanent. C’est ce que rappelle un texte pali, le Majjhima-nikaya, en déclarant : « Tout ce qui a la nature de l’apparition, tout cela a la nature de la cessation ».
Qu’est-ce que la suppression du désir selon Bouddha ?
Il importe de bien comprendre ce que Bouddha veut dire et d’éviter des mésinterprétations. S’il s’agissait de supprimer tout désir, nous parviendrions alors à une pensée nihiliste. Quand Bouddha parle de supprimer le désir, il vise ce qu’il appelle la soif. Dans cette optique, le désir est vu comme manque et la soif est bien un manque. L’essence du désir ne réside pas dans le manque. On peut bien éprouver le désir de boire sans pour autant avoir nécessairement soif. Ce qu’il vise ici, c’est le désir générateur de manque. Lorsqu’il parle d’avidité ou de cupidité, c’est bien de cela dont il s’agit. Ce point là est capital pour ne pas voir en Bouddha le destructeur passionné des passions ou le chantre du non-désir absolu !
Le terme « Samudaya » regroupe également l’attachement que l’on a à des idées, des principes, des idéaux, des opinions, des théories et des croyances. C’est cette soif qui est à l’origine de tous les conflits qui peuvent exister entre les humains, depuis la querelle de voisinage ou la dispute au sein d’une famille jusqu’aux rivalités et guerres sanglantes entre des nations. Il y a un désir avide couplé à un manque profond ; cela génère du conflit. Comme en chimie : la mise en présence de deux composants spécifiques crée une réaction. On est esclave de cette soif disait Bouddha, de cet attachement qui dégénère dans un désir de possession. Cet attachement crée un lien, une dépendance d’une chose avec une autre ou d’une chose sur une autre. Si ce lien ne s’établit pas ou s’il se rompt, ou bien si l’une de ces choses disparaît, alors naît la souffrance. La jouissance espérée, le plaisir convoité n’intervient pas ou disparaît ou s’arrête. A sa place, il y a un manque.
Cela ne peut qu’entraîner de la souffrance : Il y a dukkha quant il y a manque.
Nos attachements multiples
Quand on dit « je veux ceci » et qu’on ne l’obtient pas ou bien, quand on déclare « on ne doit pas…. » et que cela se fait malgré tout, on est dans l’attachement à une chose ou à une idée qui n’intervient pas comme on le souhaite et on en éprouve nécessairement de la contrariété, de l’agacement, de la colère. Au lieu du plaisir attendu, on éprouve un manque, une incomplétude. Il y a apparition de dukkha.
Multiples sont les situations où dukkha peut apparaître. Car multiples sont nos attachements à quelque chose ou à quelqu’un. Avec divers degrés qui impliquent donc diverses souffrances, de celle qui est juste gênante à celle qui est ressentie comme absolument insupportable.
Ce qui est cause de la souffrance, ce n’est pas le désir en soi. C’est l’attachement que l’on a, l’attachement au désir, le fait de vouloir à tout prix se saisir de quelque chose et le refus de s’en dessaisir.
Prenons un exemple. un objet auquel je tiens m’est volé. Ce vol entraîne l’obligation, contre mon gré, de m’en dessaisir ; j’en ressens alors une souffrance. L’attachement que j’ai pour cet objet crée à présent un manque.
Autre exemple : je fréquente une personne que j’apprécie infiniment mais qui me quitte. Son départ entraîne l’obligation, contre mon gré, de me séparer d’elle; j’en ressens alors une souffrance. L’attachement que j’ai pour cette personne crée à présent un manque.
Il n’est pas pour autant question d’être entièrement détaché de tout et de chacun et de vivre sans la moindre émotion à la manière d’un robot. C’est à la fois plus simple et plus complexe. Il est question de montrer que la cause des souffrances que nous ressentons trouve son origine dans l’attachement, générateur de manque. Lorsqu’il ne peut se faire ou qu’il est rompu, il crée du manque. C’est pour cela que l’attachement est la cause de la souffrance.
Quand nos propres pensées créent un manque
Cet attachement, cause de souffrance, est fondé sur une conception perfide due à l’ignorance. En effet, de par cette ignorance, nous voyons le monde comme fractionné en une multitude de choses individuelles, différentes et distinctes et nous cherchons alors à les catégoriser, à les faire entrer dans des structures fixes que bâtit notre intellect. Cette représentation compacte omet les liens d’interdépendance de ces choses et s’appuie de plus sur la croyance en leur fixité et en leur persistance. De fait, nous nous y attachons alors que leur nature même est d’être changeante et en quelque sorte, « fuyante ». C’est pourquoi à l’ignorance se rattache l’illusion.
Frijtof Capra, dans son ouvrage « Le Tao de la physique » écrit fort justement : « Aussi longtemps que prévaut cette conception, nous restons condamnés à aller de frustration en frustration. Essayant de nous accrocher aux choses que nous voyons comme si elles étaient fixes et persistantes, alors qu’en fait elles sont transitoires et toujours changeantes, nous devenons prisonniers d’un cercle vicieux où chaque action engendre une action ultérieure, et où la réponse à chaque question pose de nouvelles questions. »..
Les pensées que nous produisons sont le fruit de nos désirs, de nos craintes et nos espoirs. Le bouddhisme ajoute aux cinq sens que nous connaissons un sixième qui est le mental. Celui-ci crée des pensées qui elles-mêmes n’ont d’autre choix (ou fonction) que de construire des images, des concepts et des théories. Ces deniers viennent s’interposer entre nous et le réel. Rechercher la réalité dont parle Bouddha, c’est parvenir à ôter ce filtre.
Mais en même temps, toutes ces représentations que nous avons et qui bâtissent l’image que nous avons du monde ont un rôle qui est d’assurer notre sécurité. Sécurité car donnant l’impression d’une certaine maîtrise, d’un savoir et donc d’un pouvoir. Voilà pourquoi nous nous y accrochons, viscéralement.
Cette sécurité dépend des illusions que nous formons et auxquelles nous voulons croire. L’inconvénient, c’est qu’elles ont un prix, celui de la souffrance quand elles vacillent sur leur socle instable. Par exemple, La chute du mur de Berlin (« mur de la honte » à l’ouest et « mur de protection antifasciste » à l’est) en novembre 1989 a pu provoquer chez certains une souffrance : la pérennité d’un système idéologique s’achevait en un tas de gravats. De même, on peut supposer qu’en France, la loi Combes (Loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905) a pu provoquer chez certains une souffrance : vingt-cinq ans d’affrontements idéologiques parfois violents prenaient fin dans la promulgation d’une loi. A chaque fois, un processus similaire : la souffrance dû à l’attachement à une pensée s’intercalant entre soi et la réalité.
Une prise de conscience salvatrice
Quand ce sont nos pensées qui créent ce manque, nous pouvons donc nous rendre compte que nous sommes nous-mêmes à l’origine de la souffrance. Si nous pensons par exemple que notre conjoint ne devrait pas dire ceci et notre enfant faire cela ou notre collègue (ou tout autre personne) se comporter de cette manière, c’est bien que nous avons une idée selon laquelle il faut dire ou agir de telle manière et non pas de telle autre. Du coup, cela crée en nous colère, énervement, indignation, etc. Bref, tout un lot d’émotions négatives, tant pour soi que pour cet autre.
Ne peut on pas alors, dans chaque situation, se demander si la personne agit réellement mal, si elle a intrinsèquement tort ou bien, si c’est notre conception du il faut/il ne faut pas qui est erronée ou inadaptée ?
Ne peut on pas en ce cas simplement s’interroger sur le fait que, parfois, nous créons notre souffrance nous-mêmes, tout seul, et que cela n’est peut être pas utile ?
Ne peut on pas également s’interroger sur la pertinence de tous les il faut/il ne faut pas et on doit/on ne doit pas dont nous émaillons notre langage et nos pensées ? Sont ils vrais, sont ils justes, sont ils nécessaires ?
Ce questionnement ne saurait à lui seul tout résoudre. Mais nombreuses sont les situations où il nous aide à retrouver de l’apaisement.
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