Une communication réussie permet à chacun de s’enrichir. Elle est alors constructive. Mais il peut lui arriver d’être paradoxale et envoyer en même temps deux demandes à la fois différentes et opposées. Le problème est redoutable : à quelle demande répondre ? Quelle réponse appropriée donner ? Que comprendre et que décider ? C’est ce que l’on appelle la double contrainte.
Les injonctions paradoxales
L’Ecole de Palo-Alto a mis l’accent sur ces injonctions dites paradoxales qui, dès lors qu’elles deviennent récurrentes, finissent par relever de la double-contrainte.
On y trouver deux niveaux contradictoires qui s’annulent mutuellement. L’antiquité grecque nous en donne illustration la plus connue avec un crétois déclarant : « tous les crétois sont des menteurs ». Voilà le paradoxe : s’il a raison, alors les crétois sont des menteurs et il ment. Mais s’il ment, c’est que les crétois ne sont pas menteurs. Et dans ce cas, sa formule est vraie… On ne s’en sors pas !
Autre exemple fréquemment cité : « Sois spontané ! ». Si j’obtempère, je ne suis pas spontané et si je veux l’être, je ne peux pas obéir à l’ordre ainsi intimé puisque le fait d’exiger rend la spontanéité impossible. Dans les deux cas, la demande me mets en porte-à-faux. Je deviens donc incapable de savoir à quel message je dois répondre.
On peut le décliner avec « Sois adulte ! » ou « Aies confiance en toi ! » qui reprend la même problématique. Ou bien s’exprimer négativement : « Ne sois pas docile! » ce qui est identique au « Sois indépendant ! » ou encore jouer sur l’affectif : « Tu dois m’aimer », etc.
Ce type d’injonction peut aboutir à une double contrainte qui schématiquement, se présente comme suit : une première injonction, positive ou négative, est exprimée sur le mode verbal mais est accompagnée d’une injonction secondaire (souvent exprimée sur le mode non verbal) venant la disqualifier ou la contredire. Le tout évolue dans ce que l’on pourrait appeler une injonction négative tertiaire : il n’est pas possible de rompre la relation ou de la remettre en cause ; celui qui subit ne peut échapper à la situation ainsi créée. Si cela est récurrent, une pathologie peut trouver de quoi prendre naissance.
Caractéristiques de la double contrainte
En reprenant les éléments énoncés notamment par le psychiatre David Cooper puis par Gregory Bateson, l’un des représentants de l’école de Palo-Alto, on peut définir la double contrainte (quel que soit son cadre) par les éléments suivants :
1 – Elle suppose la présence de deux ou plusieurs personnes en situation de relation intense : affective, émotionnelle, hiérarchique, etc
2 – Une injonction est adressée sur le mode verbal à la victime (car on devient victime d’une communication réellement incompréhensible et impossible) et ce, dans une relation suffisamment forte et étroite pour que celle-ci considère comme essentiel de bien comprendre le message qui lui est adressé afin de pouvoir y répondre de manière adéquate.
3 – Une deuxième injonction lui est adressée, contredisant la première, souvent exprimée sur un mode abstrait et dans le même temps mais tout aussi injonctive. Elle peut aussi intervenir plus tard (mais dans un laps de temps très proche) et être formulée concrètement.
Dans le mode de réaction le plus simple, la victime ne sait plus lequel des deux messages elle doit privilégier et dans le plus complexe, elle devient incapable de les comprendre.
Ce pourrait être là les éléments suffisants pour caractériser la double contrainte. Il convient néanmoins d’ajouter qu’elle développe un pouvoir pathogène dès que s’ajoutent les deux éléments suivants :
4 – Ce type de messages contradictoires est adressé avec une fréquence ou une répétitivité telle que l’ensemble de la communication va subir une altération de plus en plus forte. L’élément de crainte, sous-jacent à la sanction découlant de l’exercice du pouvoir, va s’amplifier sous l’effet de la répétitivité. La victime va devoir chercher par tous les moyens une protection, quitte à « saboter » les possibilités même de communication.
5 – La victime est piégée ; elle ne peut s’échapper. Elle est dans un cadre dont elle ne peut s’échapper (du fait de l’intensité de la relation) et est alors contrainte à subir ces injonctions. On pourrait presque parler de « triple contrainte ».
Les contraintes du message
Le message émis dans ce contexte est donc structuré d’une manière telle que, en même temps qu’il affirme quelque chose, il affirme en plus quelque chose sur sa propre affirmation et ces deux affirmations s’excluent. Il en ressort que si le message est une injonction, il faut lui désobéir pour lui obéir. La première contrainte apparaît dans l’indécidabilité du sens du message.
Par ailleurs, le récepteur du message est placé dans une situation telle qu’il y a impossibilité pour lui de donner une réponse et pire, de sortir du cadre fixé par ce message. Même si le message apparaît dénué de sens, il possède une réalité pragmatique : il n’est pas possible de ne pas réagir puisqu’il est injonctif mais pareillement, il n’est pas possible d’y réagir adéquatement puisqu’il est paradoxal. De ce fait, toute réaction à ce message ne peut être que paradoxale elle aussi. La deuxième contrainte apparaît dans la paradoxalité du message.
Il est évident qu’une injonction paradoxale qui m’est adressée par un inconnu dans la rue me causera un étonnement, voire un trouble mais il n’y a pas de risque pour qu’un symptôme apparaisse. Car il n’y a pas de répétitivité ni liens de pouvoir ou de dépendance.
Une réponse impossible
Ces modes de communication dysfonctionnels apparaissent dans les situations les plus courantes de la vie quotidienne
Les messages se distinguent par leur simplicité, voire leur banalité. Ils s’inscrivent dans la quotidienneté et, isolés, ils n’affectent pas la relation ou de manière négligeable. Mais leur effet insidieux se révèle dès qu’ils deviennent un mode habituel de communication. Les symptômes peuvent se manifester de multiples manières : phobies, angoisses, hésitation permanente ou impossibilité à faire des choix, répétition de situations d’échec, perte de l’estime de soi, manque de confiance en soi, etc.
Ce qui est à mettre en évidence, c’est la non congruence entre ce qui est communiqué et les messages qualifiant cette communication. Et leur répétitivité. La communication entre alors dans une situation de complexité. La non-congruence est problématique car c’est elle qui pose le paradoxe ; elle ne confirme pas un message, elle peut le nier. S’il est nié, je dois faire face à un paradoxe : qu’est ce qui est vrai dans l’énoncé ? Ce que j’ai entendu ou ce que j’ai perçu (si la contradiction s’exprime sur le mode non verbal) ? Qui croire ? Et que répondre ? Et surtout, suis-je en mesure de répondre ?
Le psychologue P. Watzlawick illustre ainsi ce thème : « Il existe une manière utile et efficace de compliquer sa relation avec autrui. Elle consiste à offrir à son vis-à-vis le choix entre deux possibilités. Dès qu’il en choisit une, on peut lui reprocher de n’avoir pas choisit l’autre. Les experts de la communication appellent ce petit truc l’alternative illusoire. La structure en est d’une grande simplicité. Si le partenaire fait A, il aurait dû faire B ; mais, pour peu qu’il choisisse B, il aurait dû faire A. »
Pour rendre conflictuelle une relation, que ce soit en famille ou au travail, il n’y a pas mieux ! Surtout quand les messages sont exprimés sur le mode verbal. Et surtout quand il est finalement reproché d’avoir « obéi » à la première injonction car, quoique l’on fasse, ce n’est jamais ce qu’il fallait faire. (ce peut être une technique de manipulation)
Par exemple, imaginons une femme reprochant durement à son mari de ne jamais prendre de décision. Celui-ci, croyant bien faire, décide que les vacances se passeront au bord de la mer et réserve une location. Sa femme lui déclare alors : « Tu aurais au moins pu me consulter ! Tu sais bien que je préfère la montagne. ». On pourrait aussi supposer qu’elle lui dise : « Si tu m’aimais, tu inviterais ma mère avec nous pour les vacances ». Que doit faire alors le mari s’il n’aime vraiment pas sa belle-mère ? L’invitation de cette dernière conditionne-t-il son amour pour sa femme ? Et s’il l’invite, sa femme pourrait alors lui reprocher un manque d’intimité pendant la période des vacances ou n’importe quoi d’autre !
Ou bien, supposons un homme demandant (ordonnant ?) à sa femme de travailler pour améliorer les finances du ménage puis lui reprochant, quelques temps après, d’être trop longuement absente et de ne pas s’occuper assez de sa famille. Ou enfin madame reprochant à son mari de ne pas lui témoigner assez de tendresse et, au moment où celui-ci vient l’embrasser « Mais fais donc attention ! Tu vois bien que je suis occupée! » .
Les exemples sont multiples et on finit par devenir fou : on ne sait jamais ce qu’on doit faire ou ne pas faire, on ne sait plus ce qui est bien ou mal. A lire de tels exemples, on se dit : « Mais c’est pourtant simple : il n’y a qu’à recadrer l’autre et lui demander ce qu’il veut ! Ou le laisser se débrouiller seul puisque ça ne va jamais». Si c’était aussi simple….
N’oublions pas certaines composantes de la double-contrainte : une relation intense, une répétitivité, un cadre dont on ne peut sortir. Rapidement, on ne sait plus quoi faire car tout est constamment brouillé de milles manières différentes. C’est un peu comme si, sous le poids de tous ces paradoxes, la pensée se paralysait. C’est simple quand on est extérieur à ce type relationnel. Quand on y est englué, on risque de l’être entièrement.
Dans le domaine professionnel aussi…
Gregory Bateson situait la double contrainte essentiellement dans le cadre familial et émis l’hypothèse que celui qui en est prisonnier peut développer des symptômes de schizophrénie. Cela a été remis en cause. Ce qui est sur, c’est qu’un tel mode de communication peut affecter gravement le psychisme de celui qui en est victime. L’indécidabilité qu’elle entraine rend dingue ! Elle affecte – parfois gravement – l’équilibre de celui qui la subit. En milieu professionnel, elle peut déboucher sur le burn out. Quelques exemples
Imaginons un chef de service dans un hôpital reprochant à une infirmière de ne pas donner assez de présence aux malades pour lui reprocher quelques temps après de passer trop de temps auprès de quelques malades alors qu’il y en plein d’autres dont il faut aussi s’occuper. Que doit-elle faire ?
Ou bien une personne ayant une telle charge de travail qu’elle ne peut plus y faire face. Les cadres et managers y sont souvent confrontés. Par exemple, un patron dit à un manager « Faites-moi des recherches approfondies sur tel sujet. J’en ai besoin de manière urgente ». Peu après, il ajoute : « Je vous rappelle que les dossiers X et Y doivent être terminés ce soir ». Là encore, que faire ? Les notions d’urgent et d’importants se bousculent. Le burn out trouve souvent son origine dans ce genre de situation, surtout quand elle se répète.
Supposons aussi que vous travaillez dans une entreprise avec deux directeurs généraux. L’un d’eux vous dit que sur le dossier X, il veut tel résultat puis l’autre DG vient vous dire que sur le même dossier, il veut tel autre résultat. Que faites –vous ? En obéissant à l’un, vous vous exposez aux sanctions de l’autre. Vous pouvez toujours allez les voir en leur demandant d’accorder leurs violons mais ce n’est pas si évident à faire !
Quelques pistes pour s’en sortir
Comment sortir de cette spirale infernale ? On peut toujours décider de privilégier l’un des deux messages seulement mais on le fait avec le risque évident de se le voir reprocher puisque n’ayant, par définition, pas répondu à l’autre message qui possède la même force injonctive…
Ce qui terrible, c’est que quand on est( « habitué » à ce genre de communication avec une personne, on n’arrive plus à en sortir, on n’y voit plus clair, on a l’impression d’être balloté au gré de ses humeurs. L’émotion ressentie, c’est la peur. Un peur constante qui brouille complètement l’analyse et la compréhension de la situation. Pour cette raison, la première chose à faire – et la plus difficile – est une prise de conscience : comprendre de qui se trame, comprendre le mode de communication (son processus et sa perversité) et comprendre ce que l’on risque si on ne change rien. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut chercher des solutions.
Voici quelques pistes à tester et qui ne sont que des pistes. Selon la force de la relation, selon sa propre personnalité, selon la durée pendant laquelle ces messages se sont télescopés, on peut y parvenir seul ou bien demander à se faire accompagner si cela devient vital.
Sortir du cadre
Le moyen le plus radical et le plus efficace mais souvent ….le plus impossible : mettre fin à la relation. Mais il faut pour cela ne pas être dans une situation de dépendance (affective ou professionnelle) et que donc, la cessation de cette relation n’engendre pas de nouveaux problèmes. Or, bien souvent, on est en dépendance….
Sortir du cadre est salutaire si on y parvient. Mais comment fuir quand on est piégé dans un cadre ?.
Dans une relation personnelle, on peut ainsi prendre conscience que le cadre dans lequel on est enfermé repose en réalité sur des croyances qui rendent prisonniers et qu’il est en fait possible de simplement partir. La croyance peut être par exemple de croire que l’on est redevable de quelque chose ou responsable d’une personne. On se met en relation de dépendance et on prend pour obligation de demeurer dans le cadre. On peut aussi croire qu’en quittant cette relation, on quitte un amour que l’on ne retrouvera jamais plus et que l’on sera malheureux pour l’éternité. Mais est-on réellement heureux dans un tel type de relation ? C’est alors qu’il importe de s’interroger sur le bien fondé de ces croyances.
En milieu professionnel, c’est plus délicat. Demander une autre affectation ou quitter son entreprise ne se fait pas si aisément. Mais quand il y va de sa santé (psychique et/ou physique), la question mérite d’être abordée très sérieusement.
Réduire l’intensité de la relation
C’est là une solution excellente mais….ô combien difficile ! En outre, plus la relation est intense, plus on est dans la dépendance et plus la crainte d’une sanction augmente. Dans bien des cas, lorsque rien ne va plus, la consultation d’un tiers peut devenir nécessaire pour prendre du recul et voir comment aborder différemment la relation, en diminuer l’intensité ou … s’en échapper.
Demander des précisions
Une prise de conscience salutaire est de comprendre le fonctionnement de la communication et ses incongruences et apprendre à distinguer les messages contradictoires. Toutefois, quand on est « habitué » à la double contrainte, on est dans une confusion rendant très difficile ou impossible de détecter les doubles messages. D’autant plus que l’un des messages, comme le disait Bateson, est à un niveau « plus abstrait » que l’autre. Il peut ainsi se situer dans le non-verbal et faire l’objet de plusieurs interprétations possibles. Un « bon manipulateur » fait cela à merveille ! Là encore, la vision éclairante d’un tiers peut être souhaitable, ne serait-ce que pour saisir les différents niveaux de communication..
Si on parvient à détecter ces contradictions, la demande de précision consiste alors à demander lequel des deux messages doit être privilégié en mettant en exergue l’incongruence que l’on observe. On communique ainsi sur la communication ou sur la double contrainte que l’on expérimente. Il se peut que l’on mette alors un manipulateur en face de son jeu.
Il se peut aussi que l’on fasse prendre conscience à une personne de sa manière de communiquer ; elle peut en effet n’être pas consciente qu’elle adresse régulièrement des injonctions contradictoires. En montrant à l’autre qu’il use d’un tel système de communication, on peut l’amener à cesser et donc à stopper l’un des éléments de la double contrainte : la récurrence.
Tout l’enjeu est de ne pas laisser perdurer une relation conflictuelle. L’épanouissement de chacun ne peut se satisfaire de ces communications impossibles qui ne sont en rien constructives et, tout au contraire, peuvent gravement affecter notre équilibre.
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