Certains courants de philosophie ont été éphémères et d’autres ont profondément marqué notre manière de penser et d’agir.
Il en est ainsi du stoïcisme, dont on s’aperçoit qu’au fil des siècles, il n’a cessé de s’imprimer dans la psyché collective en tant que guide de vie, indépendamment de toute obédience religieuse. Voyons qu’elle fut son évolution.
Le stoïcisme impérial
Le stoïcisme est habituellement subdivisé en 3 grandes périodes.
- Le stoïcisme ancien, contemporain d’Epicure et suivant la mort d’Alexandre, débute en Grèce avec Zénon de Cittium vers 301 av. J.C. auquel succèdent notamment Cléanthe et Chrysippe.
- Le stoïcisme moyen, débutant vers 200 av. J.C. et incluant l’avènement du monde romain ; il comprend surtout Panetius et Posidonius
- Le stoïcisme impérial, dit aussi nouveau stoïcisme, s’étendant aux Ier et IIème siècle ap. J.C.. C’est essentiellement cette 3ème période qui est connue et dont a été retenue la morale.
Le stoïcisme impérial comprend trois grandes figures : un dramaturge de la noblesse, un esclave affranchi et un empereur, chacun ayant laissé une œuvre : Sénèque avec les Lettres à Lucilius, Épictète avec le Manuel et les Entretiens et Marc Aurèle avec les Pensées pour moi-même.
En accord avec son universalité, le stoïcisme ne s’encombre pas de différences de classes.
Il se développe en réponse à un besoin : restructurer la conscience intellectuelle et morale. En donnant à chacun une assurance de bonheur et une promesse de salut, il offre ainsi des réponses suffisamment fortes pour devenir une école de pensée indépendante.
A l’instar des religions, il répond à une quête de sens en insistant sur la morale, tant théorique que pratique. Car c’est une dominante du stoïcisme impérial que toute théorie ne peut absolument pas demeurer une abstraction et se doit d’être éprouvée dans la pratique.
La philosophie n’est pas faite pour demeurer une spéculation mais pour être vécue. Epictète précise d’ailleurs: « La première partie de la philosophie et la plus essentielle, c’est de mettre en pratique les maximes ».
Descendance et influence
Peu à peu, le stoïcisme est devenu essentiellement romain. Après avoir été persécuté par Néron (Sénèque se suicide en 65 sur l’ordre de ce tyran), il trouve son apogée avec Marc-Aurèle devenu empereur en 161. Celui-ci, marqué par les thèses d’Epicure et la pensée d’Héraclite, est surtout influencé par Épictète, grâce en particulier à son Manuel
Vers la fin de l’Antiquité, ce Manuel remporte un vif succès et impacte fortement le néoplatonisme tardif, principalement représenté par Plotin et consistant à harmoniser la philosophie de Platon avec divers éléments mystiques, notamment de la spiritualité orientale.
La morale stoïcienne a également été très importante, sinon décisive, dans l’élaboration des concepts du christianisme romain naissant (par exemple, l’examen de conscience) et a imprégné en profondeur la spiritualité chrétienne. Divers Pères de L’Eglise (Saint Clément d’Alexandrie, Saint Ambroise, Saint Jérôme) y puisent des éléments qui demeurent présent plus tard dans le christianisme médiéval. A partir du VIIIème siècle, les moines s’en inspirent pour développer leur doctrine spirituelle.
Epictète a également marqué le monachisme byzantin qui, dans le cadre de l’ascèse monastique et pour ses exercices spirituels, a repris presque littéralement, quoique sous une forme christianisée, le Manuel. C’est dire toute l’importance de sa pensée sur la tradition ascétique chrétienne.
Le renouveau avec la Renaissance
Plus ou moins oublié durant une partie du Moyen Âge, c’est un humaniste italien Ange Politien qui fait renaitre le Manuel avec une traduction latine en 1493 et une première édition en grec en 1535. Le poète André de Rivaudeau, en 1567, le traduit de grec en français.
La Renaissance revient au stoïcisme. Ainsi, François de Sales, évêque de Genève en 1602 qualifie Epictète « d’excellent philosophe ». L’humanisme va éditer de nombreux textes des stoïciens aux XVIème et XVIIème siècles, les remettant au goût du jour. Tout d’abord, au XVIème siècle, le philologue humaniste Juste Lipse va s’appliquer à promouvoir un stoïcisme renouvelé, à dominante chrétienne et lui redonne un nouvel élan en écrivant des traités de morale stoïcienne
Puis, au XVIIème siècle, le Manuel est de nouveau utilisé par les Missions Jésuites en Chine afin de faciliter l’introduction du christianisme. Il l’est aussi par Descartes pour l’exposé de sa troisième maxime de la « morale provisoire » dans son Discours de la Méthode où il reprend à son compte la pensée d’Epictète.
Si Pascal reproche à Epictète d’avoir cru que l’humain peut arriver au bien sans secours extérieur et dispose donc d’une totale liberté, il lui a quand même adressé des louanges, le considérant comme « un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l’homme ».
Spinoza et Leibnitz empruntent également au stoïcisme, même s’ils le « triturent » pour le réintégrer dans leurs propres pensées. Il sera mis à l’honneur par Francisco de Quevedo y Villegas, grande figure de la littérature du Siècle d’or espagnol, ou par Shaftesbury, en Angleterre qui truffe son œuvre majeure, Les Caractéristiques, de citation de Cicéron, Sénèque, Marc-Aurèle et Epictète. L’influence du stoïcisme sera d’ailleurs autant philosophique (Kant, Nietzsche, Alain, …) que littéraire (Montaigne, Corneille, Vigny, Malraux entre autres).
Qu’en est-il aujourd’hui ?
La pensée véhiculée par le stoïcisme au travers des siècles a donc fortement influencé la tradition morale de l’Occident et demeure toujours vivante.
Il a parfois été affublé du titre de « Philosophie en temps de crise ». Il est vrai qu’il est né à une époque troublée : perte d’indépendance des cités grecques et avènement de l’empire d’Alexandre le Grand, rupture profonde avec l’hellénisme classique. Il est vrai aussi que son véritable essor se fait à Rome à un moment marqué par le manque de référence morale et une quête existentielle.
Confrontée à des nécessités et contraintes extérieures, cette philosophie a proposé de se centrer sur l’existence individuelle en proposant une doctrine morale et des règles de conduite pour atteindre bonheur et sagesse.
Dans notre monde actuel où on ne cesse de parler de crise (financière, économique, sociale, morale, spirituelle, …), a-t-il une place à jouer ? Nous avons vécu un long règne de philosophie théorique et intellectualiste, très abstraite et jargonnante, souvent à l’encontre de la pratique accessible à tous telle que voulue par les grecs.
Par ailleurs, l’apprentissage scolaire a parfois été de l’accumulation d’informations, pas toujours connectées la réalité. Or, Epictète a toujours considéré que la philosophie doit se réaliser dans une manière de vivre et non dans un discours. A quoi bon disserter, même brillamment, sur le Bien si on n’est pas capable de l’accomplir ?
Enfin, le XXème siècle croyait que le bonheur viendrait des techniques, des sciences et de l’action collective, il a assuré la promotion de la machine et de la revendication et s’est acharné à vouloir maîtriser l’Homme et la Nature. Dans ce contexte, le stoïcisme pouvait apparaitre déplacé ou même incongru. Mais les croyances du XXème siècle se sont effritées.
Aujourd’hui, en tant que philosophie universaliste, le stoïcisme séduit de nouveau car il privilégie la dimension existentielle et propose un art de vivre : l’ouverture vers autrui en menant un accomplissement personnel dans le respect de notre nature.
Une invitation à la sagesse
Beaucoup d’idéologies se sont effondrées car les « lendemains qui chantent » n’ont tenu aucune de leurs promesses. En réaction, il existe un engouement pour une pensée proposant une dimension existentielle et une recherche du bonheur, une possibilité pour chacun de se créer soi-même tout en se situant dans la totalité de l’univers.
C’est bien ce à quoi nous invite Epictète : (re)trouver une lucidité pour nous débarrasser de nos préjugés et autres appréciations strictement émotionnelles qui empêchent de bien vivre.
A titre d’illustration, quand il dit « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses. », nous sommes exactement dans ce que proposent les divers courants de psychologie positive. La thérapie cognitive, par exemple, s’inspire largement du Manuel, en affirmant l’étroite corrélation entre pensées et émotions et en distinguant ce qu’est le monde extérieur des représentation que l’on en a. Nous semblons redécouvrir ce que disait Epictète il ya près de 20 siècles !
Si le stoïcisme strict des origines est mort et ne pourrait plus être appliqué tel quel aujourd’hui, son évolution a été un courant de pensée extrêmement puissant et fécond dont nous pouvons aujourd’hui reprendre l’essence, notamment en devenant pleinement responsable de nous-mêmes et en apprenant à être ce que nous avons à être.
Le Manuel d’Epictète est un petit livre qui, contrairement à d’autres ouvrages de philosophie, ne se perd pas en digressions abstraites ou approfondissements théoriques. Il s’attache au contraire, dans un langage simple et en 53 courts chapitres, à entrer dans le quotidien, dans ce qui fait notre vie de tous les jours en donnant des méthodes pour donner un sens à son existence. Son objectif est de nous emmener à mettre en pratique ses principes de sagesse. En ce sens, il est intemporel.
Son titre même, Manuel, est explicatif. En effet, il s’intitule en grec ancien « Enkheiridion », c’est à dire « ce que l’on a sous la main ». Il s’agit bien d’avoir sous la main, dans toutes les circonstances de la vie, les principes et règles de vie afin de bien agir, d’agir en conformité avec sa propre nature.
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