Le Manuel d’Epictète, le fameux esclave-philosophe, débute par un aphorisme célèbre : « Parmi toutes les choses qui existent, certaines dépendent de nous et d’autres non ».
Il décline inlassablement cette idée et quasiment toute sa pensée tourne autour d’elle. De quoi s’agit-il et que pouvons-nous en faire aujourd’hui ?
Les caractéristiques du bonheur
Epictète donne des précisions. On trouve d’un côté les choses qui dépendent de nous : « nos opinions, nos impulsions, nos désirs, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions ».
Et de l’autre, celles qui ne dépendent pas de nous : « le corps, l’argent, la réputation, les dignités ; en un mot, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons. » (« dignités » est à prendre au sens de distinction, charges publiques, honneurs, témoignages de considération, etc)
Cette première distinction est déjà capitale.
Puis, il en définit le caractère, libre ou esclave : « Les choses qui dépendent de nous sont libres par nature, rien ne peut leur faire obstacle ni les entraver. Celles qui n’en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, exposées à tous les obstacles et entièrement étrangères. » Elles sont dites « esclaves et dépendantes », tout simplement parce que ce qui ne dépend pas de nous ne dépend tout simplement pas de notre propre volonté.
Enfin, il démontre que la confusion des genres engendre l’insatisfaction et la plainte : « Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libres ce qui est naturellement esclave et pour un bien qui t’est propre ce qui dépend d’autrui, tu vivras contrarié, affligé, tourmenté et tu te plaindras et en voudras aux hommes et aux dieux. »
Et il termine en mettant en exergue une vue juste de ce qui est conditionne notre bien-être : « Mais, si tu crois tien ce qui t’appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne pourra te contraindre ni ne t’empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne, n’accuseras personne et ne feras rien, pas même la plus petite chose, contre ton gré ; personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi, puisqu’on ne t’obligera à rien de nuisible ».
Une distinction essentielle
Ce passage est très important car Epictète expose ce qui, pour lui, constitue les principales caractéristiques du bonheur. Les jugements que nous portons sur nos représentations dépendent de nos assentiments. Cela signifie que s’il y a des événements qui ne «dépendent pas de nous » (les représentations), en revanche, le jugement que nous portons sur ces événements dépend totalement de nous (l’assentiment).
Or, c’est de ce jugement et de lui seul que dépend notre bonheur. Ce dernier est conditionné à notre manière d’appréhender ce que nous voyons, ce que nous ressentons, ce que nous vivons. Cette manière d’appréhender nous appartient ; nous avons la liberté de choisir comment nous interprétons un évènement.
La distinction entre ce qui dépend ou non de nous est d’autant plus importante que nous prenons souvent le risque de confondre les deux et de cette confusion découle notre malheur. En effet, si je crois que m’appartient quelque chose qui dépend d’autrui, je ne peux que ressentir des sentiments désagréables et être contrarié ; je n’ai aucune prise puisque ça ne dépend pas de moi mais de quelqu’un ou quelque chose d’autre.
Cette manière d’agir, que nous rencontrons bien souvent, est la source des plaintes, gémissements et récriminations que nous proférons. Nous voudrions que ce soit autrement que ce qui est mais nous n’avons aucune possibilité qu’il en soit ainsi. Le résultat de cette manière d’agir est simple : « tu te plaindras et en voudras aux hommes et aux dieux. ». Et nous sommes nombreux à ressentir de telles insatisfactions !
Cependant, la fin de la démonstration nous montre bien comment être heureux : dès lors que nous sommes clair sur cette distinction fondamentale, rien ne peut nous arriver de désagréable. Notre lucidité sur les choses qui composent le monde en général et nos vies en particulier est garante de notre bien-être. Elle dépend de notre liberté, celle que nous exerçons sur nos choix, ce qu’Epictète expose par ailleurs : « Le bonheur ne consiste point à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer. Car il consiste à être libre » (Entretiens Livre IV, VI). Le parallèle avec la pensée bouddhiste est ici inintéressant.
Comment bien comprendre ce qui dépend ou pas de nous ?
Il est facile de comprendre que la majeure partie des évènements physiques de l’univers sont complètement hors de notre pouvoir. Il ne nous est nullement possible d’agir sur la course des étoiles. Pas plus que sur les mouvements du ciel. Qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, si cela ne me plait pas, je n’ai pas, à en croire Epictète, à m’en plaindre puisque ça ne dépend pas de moi. Je n’ai pas d’autre choix, si je veux être heureux, que d’apprendre à l’accepter et à composer avec puisqu’en aucune manière, je ne puis interférer.
Il en est de même avec d’autres évènements du monde. Quand nous avons connaissance d’un cataclysme naturel, d’une guerre, d’un accident, d’une malversation ou de tout autre évènement qui nous révolte, c’est une chose que d’éprouver une émotion négative (tristesse, colère ou peur), c’en est une autre que de se plaindre et d’en vouloir à la terre entière. Car ces évènements là ne dépendent nullement de nous ; ils dépendent d’autrui ou de phénomènes extérieurs et nous sont donc des évènements « étrangers ». Que pouvons-nous y faire ? Rien.
C’est là que la distinction est primordiale. Les médias, par exemple, nous présentent quotidiennement des « informations » qui excitent nos émotions négatives mais ce sont toujours des évènements sur lesquels nous n’avons aucune prise.
Cela ne veut pas dire s’interdire toute action et contempler benoitement un désastre en se disant : « Je n’y suis pour rien ». Cela veut dire : apprendre à bien distinguer les domaines où j’ai du pouvoir et ceux où je n’en dispose d’aucun. Pour ces derniers, inutile de s’en plaindre. Mais ne pas se plaindre n’équivaut nullement à ne pas agir, tout au contraire.
Là où Epictète insiste, c’est pour dire que désirer ce qui ne dépend pas de nous est un empêchement puissant à être heureux. C’est là une évidence mais, étrangement, elle est régulièrement oubliée (d’où le mal-être de beaucoup de personnes). Ce point est donc régulièrement réaffirmé. Un autre exemple en est donné les Entretiens (livre I, XLIV) : « Rien de grand ne se fait tout d’un coup, pas même un raisin ni une figue. Si tu me dis : «Je veux tout de suite une figue», je te répondrai : «Mon ami, il faut du temps, attends qu’elle naisse, elle croîtra ensuite, et elle mûrira». Et tu veux que les esprits portent tout d’un coup leur fruit dans la parfaite maturité ! Cela est-il juste ? »
L’exemple de ce fruit, qui nous montre que sa maturité ne dépend pas de nous, est intéressant en ce qu’il illustre avec simplicité notre désir immédiat d’une chose dont l’obtention ne peut se faire que plus tard, en fonction d’éléments qui nous sont extérieurs. Comme de se plaindre du verglas en hiver ou de la canicule en été.
Et avec notre entourage.
Si nous réduisons le prisme, nous arrivons à notre entourage proche, personnel ou professionnel. Certes, dans notre conception moderne, nous pouvons considérer que nous pouvons agir. Prenons les discours d’influence ou les techniques de manipulation : ils nous font croire que nous sommes en mesure d’obtenir ce que nous voulons des autres pour peu que nous y mettions les moyens.
Outre le fait que l’éthique, dans certaines situations, est grandement malmenée, l’énergie que nous déployons ne va pas nécessairement dans le sens du bien. Or, pour les grecs antiques, le bien et le beau sont presque synonymes. La vertu se situe dans le bien et c’est le bien qui nous donne du contentement. Son opposé – ce qui est mal – crée quelque chose qui n’a rien à voir avec le bonheur.
Agir ainsi sur autrui risque de faire naitre de la part de ce dernier une réaction qui, même si nous obtenons gain de cause, ne nous apporte pas le bonheur. La satisfaction d’avoir contraint quelqu’un, peut-être, mais pas le bonheur. Croire que l’on peut obtenir du bonheur parce que l’on domine est un leurre extrêmement puissant. La position domination/soumission ne crée jamais de rapports équilibrés et satisfaisants à terme. « Personne ne peut être méchant et vicieux, sans une perte sûre et sans un dommage certain ». (Entretiens, Livre II, XXVII)
Que sont « toutes nos actions » ?
Quelque soit l’étendue de notre pouvoir, nous n’avons pas un pouvoir total ; il n’est en aucune façon illimité et si nous nous illusionnons sur ce point, nous nous exposons à des revers de fortune qui nous rendront malheureux. « Quand on n’obtient pas ce qu’on désire, on n’est pas heureux » précise Epictète.
Ceci étant, un grand nombre de choses dépendent de nous-mêmes, de notre volonté et en premier lieu ce que nous pensons des choses, des évènements. La représentation que nous nous en faisons est en notre pouvoir. Dès lors que nous parvenons à contrôler cette représentation, nous devenons libres. C’est pour cela qu’acquérir sa propre liberté est à la fois facile et difficile…
Si nous voyons négativement un évènement, nous nous rendons anxieux ou malheureux. Mais nous sommes entièrement libres de cette vision négative ; elle nous appartient. L’évènement en question est neutre. D’ailleurs, certains l’appréhendent positivement et d’autres n’en ont aucune idée et ne veulent même pas en avoir ! C’est dire combien une vision négative est purement subjective et nous appartient en propre, totalement. Une vision positive tout autant ! Mais c’est quand même plus agréable.
Un exemple tout simple : demandons à dix personnes ce qu’est la vie et nous aurons nécessairement dix réponses subjectives. C’est ainsi que l’on peut voir la vie comme un combat, une lutte, un enfer, quelque chose de difficile, de pesant, etc ou bien la considérer comme exaltante, épanouissante, créatrice, bienfaitrice, délicieuse, etc. Qu’est-ce donc que la vie ? Elle est. Rien d’autre. Ce ne sont que nos jugements qui la colorent et ces jugements sont de notre responsabilité ; ils dépendent de nous. Et cela, nous pouvons l’appliquer à tous les jugements que nous portons sur tous les évènements, sur toutes les personnes que nous rencontrons.
De la qualité de nos jugements.
Nous ne pouvons pas ne pas juger. Toutes nos paroles sont des jugements. Ceux qui prônent le non-jugement oublient juste que ce n’est tout simplement pas possible. En revanche, nous pouvons juger dans un sens ou dans mille autres. Et donc porter un jugement de valeur qui éclaire et augmente ou bien qui assombrit et rapetisse.
Epictète cite « nos opinions, nos impulsions, nos désirs, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions » en prenant garde, avant d’agir, de bien savoir si ce que nous entreprenons et le but que nous visons dépendent de nous ou pas. Et par conséquent, si nous pouvons l’atteindre ou non. Cela n’est pas sans rappeler un vers du grand poète Pindare : « Sachons donc borner notre ambition ; c’est un funeste délire que de soupirer après ce qu’on ne peut atteindre ».
Nous revenons donc aux opinions que nous avons et par conséquent, aux jugements que nous portons. C’est notre entière liberté que de décider quel jugement nous portons sur telle ou telle chose. Mais également sur d’autres personnes. A y bien réfléchir, ces jugements souvent dépréciatifs n’apportent rien de positif, ni pour soi ni pour celui à qui on les adresse.
Epictète illustre cela d’une jolie manière : « Quelqu’un se baigne de bonne heure : ne dis pas que c’est mal ; dis que c’est de bonne heure. Quelqu’un boit beaucoup de vin : ne dis pas que c’est mal ; dis qu’il boit beaucoup de vin. Car avant d’avoir reconnu comment il en juge, d’où peux-tu savoir si c’est mal ? Ainsi il ne t’arrivera pas d’avoir des idées évidentes de certaines choses et d’acquiescer à d’autres ».
Intéressant, n’est-ce pas ? Si nous réfléchissons aux multiples pensées qui nous traversent l’esprit, combien de fois ne portons nous pas un jugement de valeur sur un évènement ou sur une personne sans rien en connaitre ? Ou ne calquons nous pas sur autrui notre propre représentation de ce qui devrait être ? En gros, nous ne cessons de considérer comme mal le fait qu’Un Tel boive beaucoup de vin ! Et pire, nous le colportons. Or, qu’est ce que « beaucoup » ? En quoi ou par rapport à quoi est-ce mal ?
Il ne s’agit pas de culpabiliser à outrance mais juste de réfléchir à tous les jugements que nous portons et qui bien souvent, ne nous apportent rien de positif et au contraire, esquintent nos relations avec autrui. Juste y réfléchir et en tirer nos propres conclusions. Notre jugement, c’est notre liberté complète, celle de la pensée : elle dépend entièrement de nous. Et tant qu’à porter des jugements de valeur, autant faire en sorte qu’ils soient une contribution positive et constructive et non négative et dépréciative.
C’est sur ce point qu’Epictète veut attirer notre attention. Pour lui, ces jugements sont des faux raisonnements qui nous mènent à porter une appréciation sur quelque chose ou quelqu’un sans en connaitre ni les motivations ni le contexte. Ils deviennent déceptifs. Pire, cela mène à l’injustice.
C’est ce que relevait le philosophe néoplatonicien Simplicius dans ses commentaires : « Nous portons notre jugement sur ce que nous ne voyons pas en disant que ce que nous voyons est bien ou mal fait. Or, il n’y a rien de plus injuste ni de plus absurde que de voir une chose et d’en dire une autre. Et le but d’Epictète n’est pas tant de nous empêcher de louer ou de blâmer à la légère que de nous porter à nous abstenir de blâmer injustement ».
Beaucoup de nos jugements sont négatifs et n’en sont pas pour autant exacts. Il est donc important, grâce à la réflexion, de travailler sur ces jugements pour les modifier. De cette manière, on rejoint l’un des credo stoïciens en exprimant une acceptation pleine et entière de la vie telle qu’elle se présente et qu’Epictète formule ainsi : « Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux ».
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