La fin de l’automne et le début de l’hiver sont souvent considérés comme des périodes propices à la dépression. Temps maussade, journées plus courtes, luminosité en déclin, fêtes de la Toussaint, approche de Noel et « joie obligatoire », tous ces évènements se cumulent en peu de temps et affectent avec plus ou moins de puissance le moral de beaucoup d’entre nous.
Il ne s’agit pas ici d‘analyser tous les tenants et aboutissants de la dépression mais de regarder ses liens avec la notion du sens.
Comme un avion sans ailes
Il y a souvent confusion entre déprime et dépression. La première est plutôt ce que l’on dénomme le coup de blues, le cafard, une tristesse et un abattement à la suite d’un ensemble de nouvelles que nous considérons comme négatives. Cela affecte notre énergie, notre envie d’accomplir quelque chose, notre vision de nous même et des autres. C’est extrêmement désagréable mais en général, après un certain temps où on s’est replié sur soi comme pour retrouver des forces manquantes, on retrouve son allant.
La dépression pose des problèmes autrement plus graves puisqu’elle affecte directement notre centre vital avec en particulier une tristesse immense (à laquelle on ne trouve parfois aucune raison « valable »), un sentiment d’incapacité et d’inutilité, une estime de soi (et parallèlement, une confiance en soi) qui chute vertigineusement et une perte de gout, une absence d’envie, un inintérêt pour ce qui autrefois nous faisait plaisir, nous attirait et nous entrainait.
La réaction la plus fréquente de l’entourage et en même temps la plus inappropriée est d’envoyer des injonctions du genre : « Secoue-toi ! », « Fais quelque chose ! », « Ne te laisse pas aller ! » , etc. A l’inutilité de ces propos s’ajoute la culpabilité qu’ils véhiculent. Etre ainsi dans une société où il « faut » s’accomplir, c’est à coup sur se marginaliser négativement.
On trouve également, dans le même registre, les « méthodes comparatives », mettant l’accent sur ce que d’autres endurent en plus violent. Or, la pensée du malheur d’autrui ne peut aucunement être une consolation quand soi-même, on se débat avec sa propre souffrance. Tout au plus peut-on ressentir de la culpabilité, une fois encore…
Cela perdure tant que l’on n’a pas saisi que la dépression n‘est pas un manque de volonté mais une véritable maladie. Pour le comprendre, imaginons une voiture dont on aurait enlevé la batterie. On peut toujours tourner la clé, pester et tempêter, sans batterie, il n’y a aucune étincelle et le moteur ne peut absolument pas démarrer. Demander à une personne en dépression de se reprendre en main, d’arrêter de s’apitoyer sur son sort et de réagir, c’est exactement comme de reprocher à une voiture privée de batterie de ne pas démarrer. Ou, pour reprendre le titre d’une chanson, d’être comme un avion sans ailes et donc de chuter inexorablement, quelque soit le désir de rester en vol.
Une question de sens
La dépression est régulièrement approchée sous l’angle psychologique, rarement sous l’angle métaphysique. Abordons là à la lumière du sens. Succinctement, on tient le raisonnement suivant : si mon existence n’a pas de sens, plus rien n’a de sens. J’en arrive alors à ce que tout m’indiffère. Et on parle alors de dépression. C’est bien là le problème ! C’est que l’on parle de « dépression » sous le seul angle de la pathologie. Pathologie parce que l’on s’éloigne de ce qui doit être, de ce qui doit se faire. Pathologie parce que j’échappe au devoir, celui que les êtres humains ont créé pour donner du sens.
Le devoir être crée une tension, une pression. Constante et nécessaire. Il faut une vigilance quotidienne pour maintenir cette pression. Cette pression se caractérise par une obsession du devenir. Devenir et devoir sont les deux verbes impératifs quotidiens depuis l’enfance jusqu’à la mort : Tu dois ceci, tu dois cela, tu dois devenir. C’est cela qui guide une vie….
Le devoir est-il un impératif nécessaire et absolu ? Surtout quand il est accolé à l’être. Devoir être… Mais est-ce que je dois être ?
Projection dans le futur en permanence pour échapper à l’absurde du présent, à l’inanité de la vie telle qu’on la perçoit. Le « comme si », encore et toujours…. C’est cette pression qui donne la force de vivre. Vivre, c’est créer, c’est faire. C’est cette pression qui crée aussi, à la longue, la fatigue de vivre
Dans cette vision apparait un dilemme : la force de vivre est-elle un plaisir ou…une ardente obligation ?
On se retrouve alors confronté à une thématique douloureuse, principalement dans une société où le consumérisme tient une (trop) grande place : si j’ai l’Etre, c’est parce que j’ai le Faire qui permet en outre d’obtenir l’Avoir. Et l’Avoir finit par donner du sens à l’Etre.
Mais face à cette thématique, je peux considérer que l’Avoir est fugace, que le Faire est sans sens et que l’Etre n’a pas de raison.
Si j’en prends conscience, je suis alors dans la dé-pression. Je ne veux plus de cette pression : je la dé-porte ailleurs.
Et c’est ainsi que l’on donne un sens pathologique parce que le Faire m’indiffère alors totalement, ce qui ne se peut concevoir ! Parce que je considère en outre que l’Avoir ne crée pas l’Etre. Parce que je considère enfin que l’Etre n’a pas d’existence réelle et nécessaire. Ou même n’a pas d’essence.
Pathologie ou ontologie ?
Il est plus simple de donner à la dépression une connotation pathologique car on peut de ce fait la soigner, c’est-à-dire donner envie à une personne l’envie de faire, car la personne est de facto considérée comme atteinte d’une maladie et une maladie, cela se guérit, cela doit se guérir, quelque désir qu’elle puisse éprouver à ne l’être pas ou quelque avantage caché qu’elle puisse y dénicher. Point de vue théorique, fort probablement car la caractéristique manifeste de la dé-pression est la souffrance qu’elle traduit autant qu’elle génère.
Il n’empêche, qu’adviendrait-il si on considérait qu’au lieu d’être pathologique, elle était ontologique ?
Quel autre regard lui porter alors et quel remède lui apporter si la focalisation ne s’opère plus excessivement sur les symptômes mais sur les tréfonds et les fondamentaux ?
Qu’en serait-il si on décidait de la voir comme la manifestation d’une phénoménologie existentielle ? Si on reconnaissait enfin le droit à tout un chacun de ne plus avoir envie de jouer le jeu du « comme si » ?
Du non respect d’un devoir à respecter comme un impératif catégorique, on passerait ainsi à la manifestation d’un droit entendant s’exprimer.
D’aucuns auraient tôt fait, dans cette optique, de considérer qu’il s’agit davantage d’un droit tendant à s’extrémiser. Encore faudrait-il au préalable reconnaitre l’existence de ce droit et admettre sa légitimité.
Le fait de ne plus vouloir ou de vouloir « être autre » va être jugé par le mental. La morale réprime une telle « déviance » ; elle s’érige contre un accès de liberté. Accès ou excès ? Certains, à n’en pas douter, y trouveraient un abcès ! Ce non-vouloir serait ramené à une nécrose morale.
Or, la dé-pression, c’est prendre conscience que la pression n’a pas plus de sens que le reste. C’est faire acte de liberté en refusant de la vivre, de la subir et in fine, en récusant le vivre.
De la dépression subie, on passe à la dépression comme manifestation de liberté.
Point n’est besoin d’aller sonder les sous-sols obscurs de l’inconscient et d’en déduire une maladie en prenant l’un des pourquoi du passé pour la cause unique du pourquoi du présent.
Les pourquoi du passé sont multiples, celui du présent est solitaire et toutes les routes ne mènent pas nécessairement au même endroit (ce qui n’exclut nullement que pour aller à un même endroit, plusieurs routes soient envisageables).
La dimension transcendante
Le marxisme et la psychanalyse traditionnelle ont ceci de commun que ce sont des théories causalistes, réductionnistes et déterministes prenant appui, pour expliquer le tout, sur un élément privilégié. Ils déterminent le présent à partir d’un élément du passé et ils appréhendent le passé en y projetant une certaine vision du présent. En essayant d’actualiser ainsi le passé par pure projection et en étant persuadé d’expliquer le tout par un de ses éléments, ils s’inscrivent dans une démarche anti-systémique et signent ainsi un échec patent.
C’est une pathologie de borgnes que de croire capturer une totalité tout en n’en percevant qu’une facette ou croire en une vision panoramique quand la majeure partie de celle-ci est à tout jamais cachée. C’est, au niveau ontologique, la naïveté de ce fameux major Tompson qui supposait que toutes les anglaises étaient rousses. Un élément sert à décrire un tout.
C’est à ce moment que la spiritualité va reprendre ses droits en ce qu’elle désigne ce qui est opposé à la matérialité, en ce qu’elle donne la primauté à ce qui ressort de l’ordre de l’esprit et n’appartient pas exclusivement au monde physique. C’est pour cela qu’en réaction à leurs prédécesseurs (Freud notamment), Carl Gustav Jung et Viktor Frankl ont (ré)introduit dans leurs modèles les notions d’âme et de spiritualité.
Frankl en particulier est venu donner une belle place à ce qui fait écho aux appels de l’être humain : l’inconscient spirituel. Il détermine une volonté du sens, elle-même appuyée sur l’échelle de valeurs propre à chaque individu. Cela permet de répondre à la question : de quoi suis-je responsable ? Vient enfin s’y ajouter la question : envers qui suis-je responsable? Ce qui donne la dimension transcendante.
Le supplément d’âme
On est ainsi passé du pulsionnel au spirituel et au transcendantal. C’est peut être bien ce qui manque le plus à l’homme dans la société d’aujourd’hui. Appréhender la dépression comme une véritable maladie est déjà un premier pas essentiel. Mais on voit également que la soigner avec des antidépresseurs ne permet pas de guérir, juste à atténuer les symptômes. Car elle est peut être davantage une maladie de l’âme, du sens, du pourquoi et, sans recherche d’une transcendance, on demeure en-deçà. A défaut, on prend le risque de s’efforcer de donner du sens à ce qu’en soi-même on continue malgré tout de considérer en être dépourvu ; il n’y a alors de guérison qu’en surface, non en profondeur.
Comme l’avait justement souligné Abraham Maslow, se limiter à des conflits intrapsychiques fait que l’on néglige une dimension essentielle, celle de la conscience profonde. Der son côté, Albert Einstein s’exclamait : « En apparence, la vie n’a aucun sens, et pourtant, il est impossible qu’il n’y en ait pas un ! ». On peut se contenter du monde des apparences pendant un certain temps jusqu’au moment tragique où on se rend compte que cela ne suffit pas et ne peut aucunement suffire.
On réalise ainsi que si la dépression se traduit par un refus de la pression, il importe de s’orienter vers une recherche de sens qui permettra de réaliser à la fois son unité, son unicité et son ipséité.
Il importe cependant d’être pragmatique et il s’agit donc, non pas d’abandonner la terre ou de l’esquiver, mais de s’en détacher suffisamment pour se tourner vers le ciel. C’est cela qui nous permet de comprendre notre environnement, notre place en son sein, notre rôle à y jouer.
Il nous faut cette compréhension pour pouvoir agir sur ce qui nous entoure, privé de la pression et augmenté du sens. Il nous faut finalement, pour reprendre le mot fameux d’Henri Bergson, réintroduire un « supplément d’âme ». C’est ainsi que l’on peut se (re)construire et que l’existence reprend du sens, au-delà de la trilogie opposant l’Etre, l’Avoir et le Faire pour, non plus les dissocier ou les faire s’affronter mais pour en réaliser une synthèse harmonieuse et épanouissante.
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