Ce qui est arrivé le 7 janvier dernier au journal Charlie Hebdo, au-delà de l’aspect émotionnel (et politique), suscite nombre d’interrogations : Peut-on tout tolérer ? Qu’en est-il de la liberté d’expression ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Que pouvons-nous dire ou que faut-il interdire ?
Il ne s’agit pas là d’écrire un énième article fustigeant cette barbarie mais très simplement de s’interroger sur les pourtours et les limites de la tolérance.
Le sujet est si vaste ….
Quelques réflexions sur un évènement qui a secoué le monde.
Le fascisme de la pensée
Il y a deux drames dans cette tragédie du 7 janvier 2015. Un drame humain tout d’abord avec l’assassinat de journalistes et de policiers et dans un rapport de forces disproportionnés où des crayons ont été abattus avec des kalachnikovs ; d’un côté de l’encre et de l’autre, du sang.
Un drame de la pensée ensuite qui remet en cause un fondement sociétal : l’interdiction adressée par une minorité à une majorité de penser et de s’exprimer sur un mode différent. C’est ce que l’on appelle le fascisme de la pensée chère aux « idéologies » totalitaires.
Au niveau politique, le nazisme et le communisme en furent des exemples récents qui appliquèrent à la lettre la célèbre et effrayante exclamation de Saint Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Au nom de la liberté et de la République, que la Révolution française voulait ériger pour le bonheur de tous, des milliers de personnes furent horriblement et inutilement massacrées.
Même en déclarant qu’il « faut lutter pour que cet amour de l’humanité vivante se transforme en gestes concrets », Che Guevara avait adopté des solutions extrêmes pour défendre ses idées en passant par les armes nombre d’opposants et en créant des camps de « travail et de rééducation ». Mille autres exemples, hélas, abondent.
Au niveau religieux, les zélateurs adorateurs d’un dieu, quelqu’en soit le nom, n’ont jamais été en reste et l’intégrisme religieux, à toute époque, a été un redoutable fossoyeur. Au niveau des idées, en remontant un peu plus loin dans l’histoire, on peut se rappeler que Platon souhaitait brûler en place publique les œuvres de Démocrite avec lequel il n’était pas d’accord.
Le triste credo des absolutistes est que la fin justifie les moyens, même si ces moyens sont ignobles.
La lâcheté de la violence
La liberté d’expression ou même de penser n’est pas possible face à un intégrisme quelconque. Cette incompatibilité se traduit par un recours à la violence. Jean de la Fontaine l’a illustré dans « le loup et l’agneau » qui débute sur cet aphorisme terrible : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Mais quand « le plus fort » n’a que la violence pour s’exprimer, il signe là un aveu d’impuissance refoulée et de faiblesse manifeste.
Quelque soit le niveau retenu, il apparait que lorsque l’on tue au nom d’une idéologie (que ce soit la Liberté, la Démocratie, Dieu ou toute autre), on nie en même temps cette idéologie et on oublie la parole de Michel de Montaigne : « Il n’y a pas une idée qui vaille qu’on tue un homme. »
Où est Dieu, où est la Liberté quand on ridiculise ou extermine celui qui en a une conception différente ?
Où est l’intelligence quand, au pouvoir des mots, de la pensée et de la réflexion, on substitue celui des muscles, des armes et de la violence ?
Où est l’humanité quand des individus décérébrés utilisent la violence brute comme mode d’expression ?
Celui qui a la foi dans une idée (religieuse ou pas) ne peut pas accepter une idée autre ; ce serait remettre en cause la sienne. L’intime conviction en la véracité d’un ensemble de croyances données ne peut pas accepter la véracité de croyances différentes ou opposées. Quand on considère que la vérité est Une, toutes les autres « vérités » ne peuvent être que disqualifiées ou éliminées.
La tolérance appartient au domaine de la raison, non à celui de la foi.
Que peut-on tolérer…ou interdire ?
Toute la difficulté est de trouver la juste limite : tout interdire ou tout accepter ?
Ce qui permet d’évoluer, c’est la confrontation de diverses opinions et l’acceptation que d’autres que soi puissent penser différemment. Cela n’implique pas de partager des idées absolument identiques ou de renier les siennes mais d’accepter qu’un autre ait du monde une vision différente. C’est accepter qu’un autre tienne pour vrai ce qui nous parait faux. Les sociétés évoluées s’organisent dans ces oppositions même si cette acceptation est diablement difficile et délicate.
En effet, la difficulté vient quand on aborde le domaine moral : est-il concevable d’accepter qu’un autre considère comme bien ce que soi-même l’on considère comme mal ?
Envisagé sous cet angle, ce n’est pas possible sauf – et le « sauf » a toute son importance – s’il existe une réciprocité. Si l’autre accepte également que l’on puisse avoir une idée différente ou opposée, alors la confrontation est possible, dès lors qu’elle s’exerce dans le respect du droit de chacun à avoir sa propre représentation du monde. A défaut, on retombe dans les travers de l’intégrisme et de « la loi du plus fort » ; la force est alors envisagée sous le seul angle de la contrainte violente et non sous celle de l’argumentation logique et respectueuse.
Tolérer, ce n’est donc pas tout accepter et ce n’est pas non plus se soumettre ; la soumission implique l’acceptation sous la contrainte.
Cette réciprocité est un élément indispensable, quoique l’un des plus difficile, sans doute, à mettre en œuvre. Si elle n’existe pas, on repart dans le déséquilibre : tout accepter, même ce qui est entièrement contraire à nos principes les plus essentiels ou tout réprimer pour faire prédominer nos propres principes et annihiler ceux qui sont contraires. Déséquilibre car il y alors un dominant et un dominé.
De la difficulté d’être dans la tolérance
Et cependant, la notion de tolérance est assise sur ce que l’on considère comme bien ou mal, comme acceptable ou inacceptable. Et c’est bien là toute la difficulté ! Si nous condamnons des actes qui vont à l’encontre de ce que l’on considère comme notre intégrité (physique, morale, psychique ou autre), pouvons nous malgré tout en accepter l’expression orale ou écrite ?
Tolérer, c‘est respecter ce que l’on désapprouve, et donc ce que l’on ne devrait normalement pas accepter, voire refuser. Mais, pour s’organiser et pour exister, une société se doit d’édicter des règles, des normes, des valeurs qui s’imposeront à chacun. Si ces principes sont définis par le plus grand nombre, on parlera de démocratie. S’ils le sont par un petit groupe, on parlera de fascisme ou de totalitarisme.
En fin d’octobre dernier, j’avais publié un article où je m’interrogeais sur une citation qui déclarait «Être dans l’acceptation même de ceux qui ne respectent rien ». Ce genre d’acceptation n’est en rien de la tolérance. C’est de la soumission.
Le souci de l‘intolérance, c’est qu’elle fait naitre la peur et, dans un réflexe de défense, on en vient à devenir intolérant face à ceux qui le sont. On a besoin d’une certaine homogénéité. Non pas d’une assimilation complète et absolue en termes de pensée mais d’un corpus commun au sein duquel peuvent co-exister des différences.
Une confrontation de ces différences doit, dans l’idéal, permettre de dégager une solution qui satisfasse chacun et dans bien des cas, cet idéal est accessible dès lors que sont utilisés la raison, le respect et la volonté d’accéder à un objectif partagé. Les deux plus grands ennemis de la tolérance ne sont autres que le non respect et la violence (l’un entrainant l’autre).
Souvent, hélas, on a tendance à confondre : humour et moquerie, liberté d’expression et liberté d’insulte ou d’agression, intolérance face à ceux qui ne partagent pas la même notion de la tolérance….
La tolérance, ce n’est absolument pas effacer les différences, c’est accepter qu’elles existent et c’est faire en sorte qu’elles se respectent. Sans respect, la tolérance se meurt.
A un moment où chacun clame le respect de la liberté d’expression, où tout le monde condamne la violence aveugle, on voit à quel point le débat est particulièrement complexe et combien la notion est délicate à manier et à géométrie variable.
Jusqu’à quel point peut-on accepter ceux qui ne partagent pas nos idées ?
A partir de quel degré les divergences d’opinions font basculer l’harmonie ?
Quels sont les modes d’expression qui sont acceptables et ceux qui ne le sont pas et comment se définissent-ils ?
Doit-on considérer que la liberté d’expression (notion aux contours flous et subjectifs) s’arrête là où elle porte atteinte à la liberté de l’autre ? Et, du coup, faut-il censurer la censure ?
A partir de quel moment une société ne peut-elle plus tolérer ceux qu’elle considère comme intolérants ?
Entre le débat doctrinal et la réalité vécue au quotidien, le chemin est tortueux…
Je n’ai pas d’idée tranchée sur ces questions qui, rapidement, tournent autour d’elles-mêmes. Aussi, je me permettrai de conclure par une citation du philosophe Karl Popper que j’avais déjà mentionnée et qui mérite d’être méditée : « Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. »
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