Pas un jour ne se passe sans que l’on ne découvre une nouvelle citation enjoignant de vivre l’instant présent. Comme un nouveau mot d’ordre, très souvent plébiscité, d’une « philosophie » du vrai vivre.
Le passé n’existe plus et le futur pas encore ; il faudrait donc se centrer uniquement sur le présent. Mais qu’est ce que le présent ? Peut-on seulement le vivre et est-ce une bonne chose ?
Un instant évanescent
Le temps est-il une réalité ou une idée ? Sacrée question….
Il en existe plusieurs conceptions. On peut appréhender un temps linéaire immobile, le long duquel nous nous déplaçons ou considérer que c’est nous qui sommes statique et que le temps, actif, ne fait que s’écouler.
On peut le voir comme une boucle où tout réapparaitrait périodiquement ou comme une spirale sans fin qui nous prendrait dans son tourbillon. On peut encore s’arrêter sur une représentation mathématique dans laquelle le temps serait inséparable de l’espace au point que chacun influence l’autre, ce qui exclut l’idée d’un temps absolu.
A l’opposé de ces idées successives du temps, l’hypothèse a aussi été émise d’une conception cumulative où le passé ne disparaitrait pas du réel mais s‘y accumulerait ; il demeurerait toujours présent mais échapperait à notre conscience immédiate.
On peut tout aussi bien décider que le temps n’est qu’un concept créé par l’homme pour avoir une représentation de ce qui évolue et pour mesurer le changement, ce qui ferait que, n’étant qu’une invention humaine, il n’existe pas en tant que tel.
D’autres civilisations, d’autres époques ou d’autres techniques en donneraient encore d’autres approches. Ce qui semble certain, c’est l’irréversibilité du temps : une fois que c’est passé, à l’échelle d’une vie humaine, ça ne revient plus.
Souvent, nous le voyons comme un bien : il nous échappe (« Je n’ai pas le temps ») ou nous ne l’avons qu’en quantité limitée (« Donne moi un peu temps »). Parfois, il faut le gouter sagement (« Prends tout ton temps ») ou il emporte ce qui nous est précieux (« Nous n’aurons jamais le temps ») ou même délimite ce qui ne plus être (« Il a fait son temps »).
Bref, beaucoup de nos expressions le prennent comme une matérialité qui, tour à tour, nous appartient ou nous échappe et s’enfuit. En définitive, nous ne savons guère ce qu’est le temps dont nous parlons constamment, sauf à nous rappeler que Leo Ferré nous chantait « Avec le temps, va, tout s’en va ».
Quittons la fiction
Si tout s’en va et que nous ne pouvons rien retenir, soyons donc dans ce qui se vit, dans cet instant de présence. Mais, si l‘on ne sait pas trop bien ce qu’est le temps, sait-on ce qu’est le présent ? A peine l’avons-nous nommé que déjà il n’est plus ; il a disparu dès l’instant que l’on en prend conscience et du coup, il ne peut pas être vécu.
A vrai dire, et d’un point de vue purement conceptuel, il n’est qu’une fiction. Il y a ce qui va être et il y a ce qui a été. Entre les deux, une évanescence. Ce que nous pouvons faire, c’est actualiser le futur : ce qui est actuel dans notre esprit, c’est l’attente (espérance ou crainte) du futur et non le futur lui-même. C’est également et uniquement ce que nous ressentons qui le colore soit positivement, soit négativement, le futur étant nécessairement neutre.
Nous pouvons aussi actualiser le passé : la mémoire et le souvenir permettent de rendre actuel dans notre esprit ce qui n’est plus. Et de même, c’est seulement notre manière d’appréhender le passé qui fait que nous nous le remémorons avec plaisir et l’utilisons intelligemment ou bien ne cessons de le figer et de le regretter avec douleur. En lui-même, le passé est également neutre.
Mais le présent ? Probablement nous faut-il quitter une définition restrictive pour considérer que le présent, c’est ce qui nous est actuel, ce que nous sommes en train de faire, de réaliser. De même que nous percevons une ligne mélodique en entendant une succession de notes et d’accords, ce que nous appelons le présent est la perception d’une succession d’instants.
Le présent, c’est un peu de futur que nous sommes en train de transformer en passé. L’essentiel est sans doute que nous sommes alors actif ; nous avons l’impression, non pas de le subir, mais de faire avec, voire de le maitriser et surtout, d’en avoir conscience.
La cigale et la fourmi
Ces deux insectes, que Jean de la Fontaine a mis en scène, nous enseignent sur nos comportements humains par rapport au temps.
La première a bien vécu l’instant présent en appliquant à la lettre l’ode d’Horace « Carpe diem quam minimum credula postero » (« Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain »). Le résultat ? Elle se retrouve en proie à mille difficultés quand un problème non prévu et non anticipé arrive. La fourmi ne brille pas par son sens de la compassion mais sa prévoyance lui permet de continuer de vivre.
Les partisans du « vivre l’instant présent » rétorqueront sans doute que ce n’est pas ainsi qu’il faut entendre le présent. Soit mais comment alors ?
Ce qui est surtout dérangeant, c’est la manière dont le passé et le futur sont généralement abordés, souvent de manière absolutiste et un peu irréelle. Mettons donc un peu de mesure.
Le passé a une connotation négative quand on s’y réfugie constamment pour regretter ce qui n’est plus et corrélativement, pour refuser ce qui est et craindre ce qui va advenir. Mais c’est oublier que le passé, par le biais de la mémoire, peut être quelque chose de merveilleux. Il suffit de constater la joie d’un groupe d’amis qui se remémore des instants formidables qu’ils ont vécus. Et nous faisons d’ailleurs en permanence référence au passé. Non pas de manière quasi pathologique (« Qu’est ce que c’était mieux avant ! ») mais parce que cela éclaire en de nombreux points ce que nous accomplissons là, maintenant. Un amnésique, privé de passé, perd tous ses repères.
Quand au futur, là aussi, il n’est négatif que si nous ne cessons de nous y réfugier en espérant que ce sera mieux tout en le faisant constamment reculer. Mais tout le monde ne fonctionne pas ainsi et tous, nous avons besoin de nous projeter, tout le temps. Notre capacité à anticiper et à se projeter pour imaginer et créer des futurs, pour réaliser certains des possibles qui s’offrent à nous n’est en rien négative, tout au contraire.
De surcroit, c’est notre mode d’être. Nous avons besoin, a minima, de prévoir et de nous préoccuper de l’avenir. Les psychologues l’ont bien montré : on ne peut vivre quelque chose que si on l’a anticipée. C’est cela qui permet de planifier, de créer des projets. C’est d’ailleurs le rôle du neo cortex : impliqué dans le processus de mémoire, il est également axé sur le futur, permet de faire des choix, de décider, de gérer, de prévoir et d’organiser. Vivre en abolissant le futur est impossible. Henri Bergson usait d’une jolie formule à cet égard : « Prévoir consiste à projeter dans l’avenir ce qu’on a perçu dans le passé. »
Être attentif à ce qui est
Au lieu de fustiger le passé et le futur en considérant que l’on regrette l’un et que l’on craint l’autre, déclarons que l’on peut savourer le souvenir du premier et espérer avec gourmandise la venue de l’autre.
Les partisans du « vivre l’instant présent » partent d’un postulat : penser au futur n’attise que de l’anxiété, songer au passé n’engendre que des regrets. Et rien ou si peu ne vient argumenter cette affirmation. Or, quel est le fondement de ce postulat ? Quelle est sa véracité ? Quelle est son utilité ?
Dire que le présent, seul, est une réalité à notre portée et que rien ne sert de prévoir le futur au motif qu’il ne nous appartient pas, c’est s’empêcher de bâtir quoi que ce soit et c’est finalement s’empêcher de vivre.
Aussi, vouloir ne vivre que le moment présent et affirmer urbi et orbi qu’il faut ne vivre que cela, c’est tout simplement se bercer d’une douce illusion et entrainer les gens dans une impasse tout en croyant faire preuve de sagesse. Bergson, à nouveau, précisait que « Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. »
D’ailleurs, aucun d’entre nous, même ceux qui se font les papes du présentisme, ne peuvent le réaliser. Nous sommes en permanence dans la préparation du futur, même s’il est à très court terme. Les êtres vivants sont dans l’anticipation, que celle-ci soit de quelques mois ou de quelques secondes. En ce y compris le monde animal et le monde végétal. Ceux qui affirment que les animaux ne vivent que dans le « maintenant » sans se soucier de ce qui pourrait leur arriver n’ont très probablement pas beaucoup observé la vie animale.
Aussi, quittons cet impératif loufoque et que personne, en réalité, ne vit ni ne peut vire. Substituons lui ce que Trich Nhât Hanh, par exemple, a défini en évoquant la pleine conscience. C’est très différent.
Cela consiste d’abord part à être attentif aux dérives possibles de regretter indéfiniment ce qui est passé et de s’angoisser continuellement de ce qui est à venir.
Cela consiste surtout à être présent à ce que l’on fait et non, ce n’est pas du tout la même chose ! C’est mobiliser son attention sur ce que nous réalisons et ne pas vivre en distraction de tout, peut être même de notre vie. Mais cela va aussi de pair avec le fait de se projeter ou de se remémorer pour justement, bien mobiliser son attention.
C’est avoir conscience de ce qui se passe, que ce soit nos pensées mais aussi nos sensations, nos sentiments et nos émotions. Cela n’implique pas une obligation de savourer la vie dans tout ce qu’elle nous présente car nous savons tous que cette belle parole est, elle aussi, impossible ; combien d’instants ne nous plaisent pas, mais alors pas du tout ! Par exemple, quand nous vivons des évènements désagréables, voire douloureux et déchirants. En revanche, hors certains cas dramatiques, la vie de la plupart d’entre nous ne se résume pas à un ensemble d’instants douloureux. Vivre en pleine conscience, c’est donc également savoir apprécier ce qui est beau, doux, épanouissant, enrichissant et savoir comprendre, supporter, surmonter ce qui est lourd, difficile, sombre.
Savoir apprécier ce que l’on est en train de vivre quand c’est profondément appréciable, c’est différent, totalement différent mais en même temps, accessible et épanouissant.
Revisitons notre appréhension du temps
La voie du juste milieu, dont Bouddha se fit le chantre, demeure la seule possible ; il ne s’agit pas de vivre dans l’immédiateté mais il ne s’agit nullement d’en sortir totalement. Il est question d’harmoniser le tout. Et surtout, oublions ces mots d’ordres d’une spiritualité qui n’en a que le nom et manque singulièrement de réflexion et de pragmatisme.
Arrêtons donc de ne voir le passé que comme un gouffre à regrets et le futur comme une source de doutes et d’angoisses.
Réconcilions-nous avec le passé et le futur en les abordant, non pas comme dangers ou ennemis, mais comme ce qui constitue notre vie, tout simplement. Prenons-les comme des éléments indispensables de notre existence qui façonnent notre manière d’être, vivons ce que nous avons à vivre et œuvrons pour que, ce que nous sommes en train de réaliser, nous permette de nous développer et de nous accomplir, aujourd’hui et demain. Winston Churchill précisait avec discernement : « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur. »
Aussi, fuyons ceux qui proposent des modes d’être qui ne sont pas les nôtres, qui sont de surcroit impossibles à tenir et qui créent à terme un malaise. On en vient à s’interroger anxieusement : « Comment puis-je vivre l’instant présent ? » , « Qu’est-ce qui manque en moi pour y parvenir ? ». Ce qui manque ? C’est simplement la possibilité de rendre applicable un principe… inapplicable ! Une chimère, aussi belle soit-elle, n’a aucune réalité.
Convenons que ressentir un malaise alors que l’on est appelé à vivre mieux, voilà qui est paradoxal ! C’est qu’au lieu d’accorder harmonieusement nos conceptions du temps, on les oppose et comme nous ne pouvons nous en défaire, cela crée une tension qui crée un mal-être. A observer ceux qui osent affirmer vivre plus épanoui en ne vivant que l’instant présent, nous ne pouvons que constater que régulièrement et quotidiennement, ils font référence au passé et au futur, ce qui est tout à fait normal puisque c’est notre mode d’être.
« Croire en quelque chose et ne pas le vivre, c’est malhonnête » déclarait Gandhi. Il faut être pragmatique et le « vivre l’instant présent » finit par ressembler à une platitude qui, bien que répétée ad nauseam, demeure sans effet. Comme le souligne justement le psychiatre Christophe André : « Le problème c’est que l’on ne met pas ces préceptes en pratique ». Tout simplement parce que cela est un concept et non une réalité. Et ne pas y parvenir ne doit pas nous empêcher d’avancer, sans culpabilité et sans croire que notre développement spirituel est stoppé. Ce qui convient à l’un peut parfaitement ne pas convenir à un autre. Gandhi, encore lui, disait que « Ce qui est vérité pour l’un peut-être erreur pour l’autre. »
En revanche, être une véritable présence face à celui que l’on rencontre, voilà qui est un cadeau inestimable. S’attacher à être le plus souvent possible en pleine conscience de ce que l’on vit, de ce que l’on fait, de ce que l’on ressent, voilà qui nous ouvre à un monde plus vaste. Le plus souvent possible ; le vouloir à chaque instant n’est pas possible. Il suffit de regarder les autres autour de soi ou de se regarder soi-même pour s’en convaincre rapidement.
Nous ne pouvons absolument pas vivre sans prendre en compte toutes nos dimensions temporelles. Oublions donc les diktats utopiques et à leur place, appliquons quelques règles simples ancrées dans notre appréciation de la réalité :
- vivons avec ce qui nous convient (et ne nuise à quiconque),
- soyons le plus possible attentif à ce que nous faisons,
- apprenons à apprécier ce que nous réalisons,
- soyons-en responsable
En quelques mots seulement, cela devient : appliquons nous à bien vivre avec nous-mêmes.
Et avec les autres !
C’est cela qui permet d’évoluer en toute sérénité.
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